Mademoiselle,
Souvent j'ai imaginé la jeune fille évoquée dans vos lettres, grandissant à l'air libre des champs, courant pieds nus sous le soleil paisible de la campagne en labeur. Cette existence toute embaumée de l'odeur du foin, sans doute idéalisée par ma sensibilité poétique, me fait irrémédiablement songer à l'enfance d'Emma Bovary.
Depuis que vous me fîtes part un jour au téléphone de votre origine agreste, un fétu de paille m'a touché le coeur. Et je me suis figuré que votre destin, à cause de cette extraction terrienne, serait par la force des choses digne d’un drame livresque. Je sais que vous ne voulez pas renier ce passé, mais je n'ignore pas non plus que vos aspirations vous éloignent du berceau de votre enfance. Votre tempérament n'est pas celui d'une sage fille de la campagne au coeur épais et serein.
Parce qu'au téléphone j'entendais les mots de Emma. Vous me disiez, en d'autres termes : «Issue de ce monde-là, moi la contadine, moi la bergère, mon coeur a pourtant d'autres sensibilités, d'autres passions à assouvir que celles que mon rang me prédestinent».
C'était la voix universelle de la noblesse qui parlait en vous, c'était la voix de tous les insurgés du monde contre l'inertie du coeur, c'était le cri émouvant et pathétique des rêveurs morts depuis un siècle, c'était l'amertume de Emma, la même amertume ressurgie en cette fin de XXème siècle, rongeant votre coeur avec autant de vérité. Parce que les humains ne changeront pas, passé, présents, futurs, imaginaires ou réels, la souffrance se logera toujours dans les coeurs les plus vulnérables, les plus aigus, les plus éveillés.
Et cette douleur d'exister avec ce coeur insatisfait vous rend plus belle encore, et je sais qu’à travers vous je fais plus qu’aimer un être adorable : je poursuis un idéal. Cette image de la petite fille aux pieds nus qui respire l'odeur du foin m'est restée. Qui aurait pu deviner alors que parmi tous ces bourgeons semblables sortis d'une même branche éclorait une fleur plus délicate, plus fragile, plus belle que les autres ? Qui aurait pu soupçonner que du fond de cette terre ordinaire naîtrait un fruit rare, au goût suave, au parfum supérieur ? Vous êtes devenue mon poison quotidien, mon héroïne pure.
Je vous aime pour le foin, pour l’herbe, pour vos premiers pas nus dans la nature, loin des cités, je vous aime pour votre solitaire douleur qu'en esthète je contemple, je vous aime pour votre vaine recherche le soir dans les rues de Paris d’un absolu introuvable, seule, désespérée, affligée, et si belle cependant.
Je vous aime enfin parce que vous êtes à un degré supérieur, féminité oblige, l’écho vif de mon âme dolente.
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