Mademoiselle ma nièce,
J'ai eu vent de vos espiègles amabilités. Toutefois je vous prierais de bien vouloir adopter un comportement plus digne. Je vous veux funèbre, austère, sévère et compassée à l'évocation de ma sépulcrale personne.
Vous n'ignorez pas mes tourments Mademoiselle, à cause de la vilenie de ceux dont les noms n'ont que trop souvent résonné à vos puériles oreilles, lors de ma dernière visite chez vous. Domptez donc dès aujourd'hui les mouvements inconstants, trop spontanés, que votre jeune âge impose à votre esprit encore pauvre et infirme.
Combien plus élevées, riches et posées, sont ces personnalités parvenues à saine maturité ! Imitez-moi plutôt, sotte fille que vous êtes, et veillez à ce que l'ivresse sauvage et naturelle de votre petite âme ne troublent point les sinistres pensées qui m'habitent. Réprimez vos instincts d'insouciance, et chargez plutôt votre tête inconséquente avec le plomb quotidien des adultes congrus que nous sommes.
Mettez aux fers de la froide raison les élans ridicules de votre caractère imparfait (à dix ans, on n'est rien du tout, Mademoiselle), et psalmodiez plutôt avec moi l'air ténébreux, lugubre et délicieusement cafardeux dédié aux trépassés. Louez à ma suite les personnages des vieux tableaux de ma cellule monacale, dont les mines sobres et graves, immuables, et recouvertes par la poussière mortelle des ans, paraissent se lamenter sur le sort de l'Humanité
Entendez-vous s'élever dans la nuit glacée le son caverneux de cette voix qui se lamente ? C'est le chant mortuaire que j'adresse aux défunts. A présent j'appartiens au peuple d'outre-tombe, puisque l'allégresse s'est enfuie de mon coeur de chair. Je chéris le roc, le froid et les reflets du marbre noir. Je suis une incarnation en peine, un croque-mort, un fossoyeur, un oiseau de mauvais augure, et je croasse avec mes frères qui hantent les cimetières, je veux parler de ces sombres corbeaux à la voix rocailleuse.
Suivez-moi sur ces chemins de carême Mademoiselle ma nièce, oubliez la gaieté inutile qui anime votre vaine carcasse. Revêtez la robe enténébrée des cloîtrées et retirez-vous de cette société de cris, d'amusements, de couleurs et de lumières dans laquelle vous vous agitez sans fruit. Choisissez d'ensevelir votre jeunesse dans l'ombre et le silence d'un couvent : c'est là la suprême récompense des êtres vertueux.
Vous avez outragé le bon goût en manifestant votre euphorie, votre innocence, votre nature légère. Vous savez que je hais les enfants, que je déteste les agitations festives, que j'abhorre les éclats de rires, surtout lorsqu'ils émanent de fripouilles telles que vous : frivoles, indignes, parasitaires. Vous auriez dû être plus en phase avec mon tempérament taciturne pour me mieux toucher. Ce langage trop joyeux que vous avez choisi pour me parler ne me sied pas, sachez-le. Je crains que vos juvéniles prétentions au bonheur ne m'aient contaminé.
Je tremble de devenir joyeux, Mademoiselle. L'hilarité est source d'indignité. La tristesse, l'austérité, la rigueur, uniquement, conviennent à l'Homme et n'offensent point le Ciel. Homo est magnum, Mademoiselle. Mettez-vous bien ça dans le crâne. Pueril est "Nada". Je vous dirai encore :"perinde ac cadaver".
Méditez bien là-dessus Mademoiselle. Nous nous reverrons ensuite, et je gage que vous aurez bien vite perdu votre sourire !
Je demeure toujours sous le toit séculaire de mon "sépulcre", cette masure jamais chauffée, en compagnie des infortunées araignées. Ce sont d'ailleurs les seules créatures que je parviens à véritablement aimer. L'écume du temps accumulée durant cinquante années sur ces murs qui m'entourent n'a heureusement pas chassé ces aimables arachnides qui semblent tant épouvanter les gamines de votre espèce.
Je raille vos ardeurs infantiles. Vous n'êtes qu'une invalide, la personnification de la mollesse. Vous ne savez ni plaire ni servir, Mademoiselle. Vous n'avez vécu qu'une dizaine d'automnes, ne l'oubliez pas. Cela est si peu de chose... Les gosses sont incapables d'amour. La race mièvre est inférieure. Tout juste bonne à être conduite au bâton, comme on fait avec les ânes.
Ah ! Vous dirais-je Mademoiselle de quelle manière j'aimerais que soit éduquée cette engeance que vous incarnez ! Fats germes d'humains que sont ces gens immatures à votre image... Quelles viles et bruyantes présences que ces morveux et morveuses qui ne cessent de m'importuner dans mes méditations de vieille, sérieuse et illustre statue vouée au deuil !
Allez, recueillez-vous, suppliez, soupirez, faites pénitence et pleurez sur l'infortune du monde. Je m'en retourne à mon caveau qui me tient lieu d'alcôve, puisque la joie ne fait définitivement plus partie de mes sentiments.
Signé : Votre oncle.
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