Le printemps était pluvieux et mon coeur écrasait chaque flaque rencontrée
sur le trottoir. Aucun visage avec qui partager mon trouble sur ce chemin qui me
menait nulle part. Le pas lourd, les pensées sombres, j'avançais sans but,
traversant la ville comme un oiseau triste.
Ou comme un rat effaré.
J'errais ainsi, déjà vieux sous mon chapeau, déjà oublié sous mon manteau,
déjà mort sous ma peau. Devenu invisible sur le pavé, j'apparaissais telle une
ombre sous l'onde d'avril. Qui me savait en vie ou bien à l'agonie, en joie ou
en deuil, homme ou fantôme ?
Guère plus remarqué que les lampadaires, j'avais conscience de
l'indifférence qu'inspirait ma silhouette insignifiante. Même les lampes de la
rue brillaient le soir, tandis que moi je demeurais obscur en permanence. Ce
siècle d'artifices ne me donnait pas d'autre droit que celui de ressembler aux
choses qu'on ne voit plus, aux formes inanimées, aux meubles ternes, aux êtres
sans nom.
En tant qu'homme simple ne désirant que l'essentiel, je n'avais jamais
trouvé ma place dans ce monde. L'Humanité m'avait abandonné dans la périphérie
de la civilisation sous prétexte que je n'étais pas branché sur ses
écrans.
Et en ce jour mortel, la grisaille me submergeait.
Elle m'inhumait dans ses gouffres de mélancolie, tandis que derrière les
fenêtres, tout autour de moi, des lumières éclairaient des âmes. Je devinais ces
ampoules électriques et ces lucarnes d'ordinateurs s'allumant sur des front
légers, éclairant des instants d'allégresse, accompagnant des rires et animant
encore bien d'autres heures heureuses...
Je ressentais ces lointaines chaleurs comme autant de gifles.
Et je ne savais plus si ma face faisait ruisseler une eau glacée ou des
larmes brûlantes.
Et je marchais, la tête vide, la semelle appesantie.
Bientôt j'aperçus la fin de ma route : une impasse.
Au fond, une immense affiche publicitaire vantant les mérites d'un site de
rencontres en ligne, avec un slogan criard écrit en lettres de braise et de
fureur : "NE SOYEZ PLUS SEULS, RECONNECTEZ-VOUS AU BONHEUR !"
Face à tant d'ironie, de cynisme, de vulgarité, devais-je m'esclaffer ou me
désoler de cette société ?
Je pris le parti d'aimer l'intempérie si naturelle, d'aimer ma solitude si
saine, d'aimer mon sort d'anonyme déconnecté si enviable. Et je m'en retournai,
apaisé, à mes vieux livres et à mon cher feu de cheminée.
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