mardi 14 décembre 2021

1764 - Dans le métro

Il gisait dans une flaque d'urine près de mon siège, abruti d'alcool, juste au seuil de la porte du wagon qui s'ouvrait et se refermait à chaque station.
 
Le malheureux s'oubliait, là sous mes yeux.
 
Il prenait toute la place par terre, étalé dans sa misère, et pourtant il demeurait invisible dans la voiture.
 
Nul ne prêtait ouvertement attention à ce déchet du métropolitain. Moi-même je faisais mine de ne pas voir cet intrus malodorant vautré dans l'indignité, noyé dans l'ivrognerie, ayant succombé à la dernière rasade de son mauvais vin et qui imposait le spectacle lamentable de sa déchéance aux passagers qui, comme moi, feignaient d'ignorer la présence de ce furoncle.
 
En observant d'un peu plus près cette masse informe qui se mourait à mes pieds, je constatai l'ampleur du naufrage : l'innommable importun qui gênait le passage et incommodait la vue des voyageurs n'était plus qu'une bête.
 
Je jetai sur cette ombre à demi-humaine un oeil dégoûté. Tombé dans le gouffre de son ivresse ignoble, le pauvre s'était retrouvé sur le sol avec son pantalon baissé, dans une apparente indifférence générale.
 
Et là, il se passa une chose extraordinaire.
 
En m'attardant sur son visage ravagé par la boisson, la solitude et le malheur, mon coeur de pierre fut ébranlé en un instant.
 
Par-delà la crasse, la puanteur, la hideur de ce gueux écrasé par l'infortune, de ce chien galeux méprisé de tous, je ressentis la profonde indécence, l'effroyable pauvreté humaine de ceux qui passaient à côté de cette montagne de souffrance sans une brise d'amour, sans un geste de réconfort, sans un élan de compassion...
 
Moi y compris, moi le premier, moi le roi des coupables.
 
Dans les traits tourmentés de ce dernier des derniers, je percevais finalement une lumière. Un ciel ignoré. Un éclat divin.
 
C'était la face d'un Christ en croix, la bouche d'un supplicié réduit au silence, le front d'un humilié qui n'avait plus la force de se relever, les yeux d'un condamné qui s'étaient refermés sur sa douleur.
 
Et moi, bouleversé par cette vision déchirante, je me trouvai par rapport à lui comme le plus misérable des hommes.
 
Alors, dans un fulgurant sentiment de révolte et de justice, devant tous les témoins qui m'entouraient j'ai voulu remettre debout cette âme brisée, lui rendre sa dignité, lui adresser ma flamme la plus pure. J'ai eu ce désir immodeste, impudique et sincère de redresser cet oiseau aux ailes brûlées et de réajuster ce vêtement béant qui le dénudait.
 
Enfin, de l'enlacer fraternellement, de lui parler, de le secourir... De lui manifester ma chaleur, de lui exprimer mon humanité.
 
Je me suis levé en sa direction.
 
Mais lâche, faible et timide, je n'ai pas osé.
 
Au dernier moment mon regard a dévié ailleurs et mon ardeur s'est rompue contre la force des convenances sociales.
 
Et je suis sorti sans rien faire, laissant à son extrême détresse ce déshérité que personne n'a daigné toucher.
 
Trente cinq ans après cet événement, je regrette toujours de n'avoir pas eu ce courage.
 
Mais je sais que le plus à plaindre n'était pas cet être abandonné dans le métro.
 
Le plus immonde d'entre nous deux, c'était moi.
 
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