vendredi 20 juin 2025

2346 - Le braconnier

Je ne suis pas si seul que je le croyais dans ces bois. Un braconnier rôde autour de ma demeure pour y prélever du gibier. Certes je ne le vois pas directement mais je tombe régulièrement sur ses pièges. Discret, furtif, invisible et insaisissable comme le vent, ce voleur de vies révèle cependant sa présence à travers son trafic. Et il se montre particulièrement actif à en juger par le nombre de collets que je découvre.
 
Le braconnage relève d'une pratique d'un autre âge, issue d'une mentalité dépassée qui n'a plus cours en notre siècle de toutes les modernités. En fait, voilà bien une richesse culturelle perdue, au moins à mes yeux... Comme je suis heureux de constater qu'il reste encore des esprits archaïques pour perpétuer cette activité jugée obsolète et cruelle !
 
Précisément, et contrairement aux idées faussement humanistes en vogue, le piégeur de lièvres qui par ses choix séditieux viole les lois contemporaines apporte en réalité de la chaleur humaine dans cette société aux règles idiotes, rigides, froides, dictées par des hommes ressemblant à des "machines à réglementer les moeurs".
 
Il me semble que des bureaucrates hors-sol, purs citadins façonnés par de sottes théories écologiques, décident à la place des ruraux ce qu'ils doivent faire sur leurs propres terres ancestrales et ce qu'ils doivent penser sous leurs chapeaux de péquenauds... Depuis le sommet de leurs tours climatisées, aseptisées, architectures utilitaires se résumant à des carrés de béton en tous points conformes aux normes en vigueur, et dûment chaussés de leurs souliers cirés, ils gèrent ceux qui ont les sabots enracinés dans la glèbe. L'administration est un ogre sans coeur.
 
Personnellement je n'étrangle ni ne transperce les animaux, je ne les blesse ni ne les tue de quelque manière que ce soit, mais je considère que les carnassiers, dont les chasseurs bipèdes font partie eux aussi au même titre que leurs inférieurs quadrupèdes, ont le droit à la parole au sein de la souveraine nature. Et surtout ils détiennent la génétique légitimité de refermer leurs crocs sur le cou de leurs proies. La traque des bêtes sauvages, qu'elle se fasse au fusil ou au lacet, n'est pas qu'une affaire à but bassement et strictement alimentaire, c'est également un fol amusement, un jeu exaltant, un plaisir intense pour celui qui tient l'arme ou pose ses filets.
 
Je respecte par conséquent le tueur de la forêt et lui laisse ses prises. Tel un fantôme, il passe et repasse aux mêmes endroits stratégiques sans que jamais je ne le croise. Je le soupçonne d'être un bon connaisseur de la faune et du territoire, avec de l'expérience. Une espèce de vieux paysan fûté aux us anciens. Le dernier des Mohican botté, crotté, buriné. Un digne épouvantail de la contrée, j'en suis sûr ! J'imagine qu'il doit connaître l'emplacement de mon trou de renard... Peut-être un garde-champêtre en retraite reconverti dans les passe-temps illicites...
 
Il me plaît à savoir que du fond de la sylve un inconnu, frère des chemins oubliés, agit dans l'ombre à proximité de ma maison.
 
Je suis comme lui, indécelable sous les ramures, et je fuis les lustres de la ville parce que je préfère vivre dans le chaleureux décor d'un terrier. En demeurant loin des valeurs dominantes, en me coupant de tout, je ne sacrifie pas mes heures précieuses à ce monde moderne. Celles qui s'écoulent sur le cadran de la vraie liberté et qui ne sont pas comptabilisées sur les registres informatisés et donc pas imposables. Mon mode d'existence dépouillé et rustique n'entre pas dans les cadres établis.
 
Et pendant que l'autre braconne, je vole tel un oiseau au-dessus de ces lourdeurs que l'on aurait voulu m'imposer. Lui et moi restons dans nos hauteurs individuelles, nous échappons aux regards d'en bas.
 
Ma solitude d'ermite est une position authentiquement anti-cité.

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