samedi 31 mai 2025

2318 - Un ami frappe à ma porte

Une nouvelle journée de retraite s'annonce au fond de mon trou. L'aube, comme d'habitude, éclaire le monde de sa flamme blanche en prévision d'heures indolentes. Aujourd'hui tout est calme, à l'image de ce que fut hier et de ce que sera demain. Du moins je l'espère. Rien ne surviendra, à part peut-être un peu de vent, quelques nuages passagers et trois ou quatre vols d'oiseaux au-dessus de mon toit.
 
Pas la moindre femme ne viendra dans mon antre pour me tenir compagnie, aucun visiteur à deux pattes ne se rendra chez moi pour me saluer, nul pèlerin ne s'arrêtera devant ma demeure, pas un seul vagabond ne passera dans les environs.
 
Cependant je serai heureux d'accueillir mes habituels amis les rats, de recevoir quelque muet et affable fantôme, de convier l'auguste solitude que je connais de tout temps, d'offrir mon coeur aux froideurs du jour qui, serein, fidèle et impassible, m'ouvrira ses bras jusqu'au soir. Et c'est bien ce que je demande : que la Terre entière m'accorde une paix royale !
 
Certes, je saurais donner l'hospitalité à tout étranger qui se présenterait. Jamais je ne refuserais bonne réception à quiconque. Mais en guise de vin il n'aurait, c'est certain, que l'eau de la rivière à boire... Et pour se caler l'estomac, rien que le reste de mon vieux pain. Autant dire que personne n'osera s'aventurer dans les parages ! Les fragiles promeneurs citadins et vains explorateurs du dimanche le regretteraient, je crois. Et c'est tant mieux ! Et s'il y en a quand même un plus courageux que les autres pour franchir le seuil de ma maison, je sais qu'après avoir fait si mauvaise chère il ne sera pas prêt de revenir ! Pour cela, je peux rester tranquille.
 
L'unique invité que j'attends est un compagnon discret, léger, aérien, respectueux de mon foyer, plein de profondeur et d'esprit. Et surtout peu contrariant.

Tantôt taciturne, tantôt lumineux mais toujours présent quand il le faut, cet hôte de longue date déborde d'égard et de délicatesse pour moi. Ce complice issu de l'ombre de la forêt s'approchant chaque matin de mon refuge à pas feutrés pour frapper avec tant de douceur à ma porte s'appelle tout simplement... le silence.

vendredi 30 mai 2025

2317 - Entouré de rusticité

Dans mon antre forestier je suis aussi heureux qu'un roi dans son palais. En guise d'or et de broderies, de splendeurs et de vernis, mon luxe et mon lustre consistent en le dépôt et l'étalage, dans tous les coins de mon foyer, des rugosités et éclats de la nature. Je réchauffe ainsi mon âme au contact de végétaux séchés, de fruits divers, de plantes multiples, de toutes les herbes, communes ou choisies, qui m'entourent. Enfin je veux parler de ces humbles récoltes exposées sous mon toit au gré des saisons.
 
Avec les fagots stockés ici et là, les pommes de pin amassées dans leurs paniers d'osier, les bûches empilées par terre, les chapelets d'oignons suspendues aux poutres et les graminées se desséchant un peu partout dans la pièce principale où je gite, mon refuge dénué de confort moderne n'en est que plus chaleureux ! De ce lieu intime plein de vie et d'histoires, il émane des images d'un temps passé, une atmosphère de siècle révolu, des secrets aussi vieux que le chêne de la charpente...
 
Ma demeure est un rêve de rusticité, un ciel de pierres massives, un azur d'éclatante pénombre, un clos séculaire où viennent se poser corbeaux mystérieux et s'enraciner légendes ancestrales... Entre ces murs d'un autre âge, je ressemble à un hibou taciturne dans son clocher, isolé et ignoré de tous. Et fort satisfait de l'être.
 
Chez moi ça sent bon l'ancien, le feu de cheminée, les copeaux de feuillus et les essences d'épineux, Les odeurs primitives de la forêt y sont rassemblées, concentrées, décuplées.
 
Le bois y est omniprésent.
 
La chandelle sur la table éclaire de sa lueur confidentielle cet univers si dense, si profond... Il faut être un sacré oiseau de nuit pour habiter dans cette tanière !
 
Ce qui constitue mon doux cocon pourrait effrayer quiconque n'est point accoutumé à ces rudes moeurs agrestes. Il est vrai que pour pouvoir apprécier le baiser de la braise, savourer les caresses de l'âtre, regarder comme une bête l'écorce qui brûle, il faut avoir la peau dure, l'esprit rustaud, les mains calleuses et les pieds lourdement chaussés de sabots !

Mon repaire de chat-huant loin des hommes et de leurs cités est une retraite ultime pour animal farouche. Le plus enchanteur de tous les nids de la sylve !

jeudi 29 mai 2025

2316 - le sanglier

Un matin en me levant je découvris des empreintes suspectes autour de ma maison. Par endroits la terre était retournée de façon typique. Je reconnus tout de suite l'auteur de cette oeuvre de sagouin : il s'agissait là sans aucune doute d'un sanglier, une bête que je considère comme mon égal par certains aspects, tant nous nous ressemblons.
 
J'allai dans mon potager vérifier s'il n'y avait pas fait de dégâts... Evidemment, ce satané cochon s'y était allègrement vautré pour mieux dévorer une partie de mes patates ! Je devais m'y préparer, sachant que fatalement mes sillons finiraient par attirer ce genre d'intrus à l'appétit de brute.
 
Enfin, que faire ? Rien du tout. Ou du moins réparer le dommage, juste laisser passer, attendre que les choses se tassent et que la glèbe résorbe les pertes. Pourquoi donc m'alarmer ? Si ma foi il faut que je contribue à nourrir avec les fruits de ma sueur ce gros pourceau de la forêt, autant que cela se fasse avec toute la bonhomie possible.
 
Après tout, je l'estime comme étant mon plus proche frère de solitude, mon semblable bourru grand coureur des bois, mon invisible compagnon des fourrés. Je tombe souvent sur les traces de ses passages mais me retrouve rarement en tête-à-tête devant sa face de foutu phacochère. Lui et moi sommes des gueux de la friche, des sortes de clodos sylvestres, des espèces à part qui vivent loin des artifices et des futilités. Nous préférons tous deux la bonne odeur de l'humus et les promesses des racines qui nous entourent.
 
Lui le malpropre, moi l'ogre.
 
En réalité j'aime cet épais animal au poil rêche et aux moeurs primaires. Et j'ai plaisir à savoir qu'il est venu s'engraisser à bon compte la nuit en cachette dans mon jardin... De la même manière que je jette parfois amicalement des miettes aux oiseaux, rien que pour l'agrément de les entendre pépier de près et de les voir becqueter la nourriture à mes pieds, je me réjouis à l'idée que ce gibier de roi s'est approché si intimement de mes cultures pour en faire son festin ! Certes je n'ai pas assisté à la ripaille du visiteur parmi mes légumes, mais il m'a laissé sa signature.
 
Et ainsi à l'aube en me réveillant je constate avec effarement et joie mêlés que durant mon sommeil ce goinfre de légende a daigné honorer mes productions horticoles de son auguste présence, fouillant de son groin illustre mon humble carré de primeurs, y déposant même ses déjections en signe de gratitude.

2315 - Mon sac

Je sors souvent en quête de tout et de rien, vagabondant ici et là dans la forêt, chaussé de mes rustiques sabots lorsque je ne m'éloigne pas trop de ma demeure ou avec mes grosses bottes si je vais plus loin, dûment muni de mon sac en lin, prêt à le charger au fil de mes découvertes.

Partant à la chasse à la chance, je fais ainsi de fructueuses promenades à la poursuite de menues richesses, paré pour des récoltes de hasard, décidé à décrocher les lots que voudra bien m'accorder la Création.
 
De chemins en sentiers et de friche en fourrés, je cherche donc de quoi combler mon ample besace. J'espère alléger mon coeur en alourdissant mon fardeau au fur et à mesure de mes trouvailles.
 
Je ne m'inquiète guère de revenir bredouille car même s'ils sont anodins, il y a toujours des trésors à ramasser, des biens à ramener, d'éphémères joyaux à admirer, des éclats à conserver dans ma mémoire ou des saletés à jeter dans le feu de ma cheminée.
 
Ma moisson est diverse et variée. Je peux rentrer avec de simples branches à brûler, de l'amadou à faire sécher devant l'âtre, des fruits et champignons selon les saisons, des coulées de résine de pin à savourer, des pierres baroques ou des bois noueux à collectionner et tant de nouvelles choses dérisoires ou essentielles, belles ou étranges à manger, briser, lustrer, transformer, cuire, tailler tels des diamants ou vouer à la flamme...
 
Je croise aussi des squelettes d'animaux comme des formes inconnues, des charognes puantes et des fleurs admirables aux senteurs suaves, des reliques quelconques et des traces d'antiques destins oubliés. Je cueille les unes, laisse gésir les autres. Il y a de mauvaises herbes et de bons cailloux, de bonnes plantes à prendre et de l'ivraie à ignorer, de l'humus de choix et de la terre ne valant pas la peine de s'y pencher. Mille sources de joie ou de dégoût, maints sujets de curiosité ou d'indifférence, plein d'opportunités végétales ou minérales à me mettre sous la main. La nature est une mine inépuisable d'opulences en tous genre qui sans cesse se renouvellent. Elle m'offre des butins de misère ou des festins de vagabond, mais au moins ne me met jamais sur la paille !
 
Quoi que je trouve et aussi peu que ce soit, pour moi c'est la pêche à la fortune.

Après avoir traversé si vite ma journée en la remplissant si profitablement de ces banales merveilles, je retourne à mon foyer. Avec sur le dos de quoi ajouter chaleur et réconfort sous mon toit et illuminer ma soirée de rêves palpables qui finiront soit dans mon assiette ou sur le bord de ma fenêtre, soit dans la cendre.

mercredi 28 mai 2025

2314 - Le renard

Certains jours je vois rôder un intrus autour de ma masure. Toujours le même avec ses passages furtifs et ses intentions secrètes. Il s'agit d'un renard, aussi curieux que froussard.
 
On s'épie mutuellement, lui tapi dans les herbes hautes, moi posté derrière ma lucarne. Il ne guette assurément pas mon refuge isolé pour traiter d'affaires gastronomiques avec des poules, étant donné que je n'en ai pas. Le but de ses visites semble tout autre.
 
Intrigué par ma présence sur ce territoire forestier, il doit se demander quelle drôle de volaille sans plume (et possiblement non comestible) je peux bien être...
 
En fait d'oiseau rare, je suis surtout un hôte sacré des bois. L'homme le plus sauvage de ce siècle, l'incarnation à deux pattes la plus éloignée du bipède contemporain, le solitaire le plus proche de la faune qui soit. Mais ça, il ne le sait pas.
 
Je crois même être encore plus rustique que ce raffiné quadrupède à la queue en forme de panache. Avec ma cloche de paille sur la tête et mes semelles comme des bûches, j'apparais tel un natif de la sylve, l'ami des arbres, le confident des souches, l'ombre de la forêt.
 
Ou peut-être, sa lumière
 
J'essaie souvent d'apprivoiser le goupil, en vain. Craintif, il me fuit dès que je tente de m'approcher de lui, ne m'observant que de loin.
 
Il vient régulièrement m'espionner, se tenant à chaque fois à bonne distance. Que me veut-il au juste, ce rusé animal ?
 
Il me plaît à imaginer qu'il ne soit pas uniquement mû par des intérêts bassement alimentaires, simplement mené par ses instincts, mais qu'il soit également animé par des raisons que j'ose qualifier de "supérieures".
 
Pourquoi, d'ailleurs prêter systématiquement aux bêtes des sentiments de brutes ? Ne sont-elles point capables d'amour, elles aussi ? Ainsi, avec un peu d'espoir et beaucoup de patience, fort naïvement je l'admets, j'attends que mon visiteur vienne enfin me manger dans la main. Autrement dit, qu'il devienne le premier invité officiel de mon ermitage.
 
Le vent contraire finira-t-il par l'emporter loin de chez moi ? Ou le temps, bien au contraire, le conduira-t-il audacieusement jusqu'au seuil de ma porte ?

2313 - Ma marmite

Le centre vital de mon foyer de solitaire borné et arriéré, rebelle aux facilités de la modernité, est censé se trouver au fond de ma marmite d'ermite. En effet, la richesse supposée de mes repas passe fatalement par leur cuisson dans ce contenant ventru.
 
C'est là, au-dessus de la braise domestique, que mijote la manne spartiate de ma vie d'homme en sabots. Il n'y a certes pas vraiment grand-chose à manger mais quand même de quoi grassement rêver...
 
J'y jette tout ce que le ciel et la terre m'offrent sans compter : tubercules opportuns et multiples épis glanés, fruits (pourris ou non) des bords de chemins, châtaignes éparses, céréales amenées par tous les vents, graines des fossés, herbes diverses...
 
Je me confectionne ainsi des soupes de pauvre, des bouillons de cailloux ou de pissenlits, des festins d'affamé ou des agapes de gueux, me satisfaisant amplement de régals de trois fois rien ou de bombances de maigre selon les arrivages du sort, les saisons d'opulence ou les lendemains d'infortune, les jours de beurre ou les dimanches de petit lait. Mes mets agrestes sont toujours accompagnés d'eau de pluie. Ou de bien meilleur jus quand il y en a.
 
Mais n'allons pas plus loin dans les chimères car ces aliments mitonnés dans ce réceptacle suspendu au-dessus de la flamme de ma cheminée constituent surtout du folklore. Je me sers de ce pot de fonte comme agrément pour pimenter ma réclusion forestière. Il est aussi un prétexte pour apporter une ambiance chaleureuse à ma maisonnée.
 
En réalité l'essentiel de ma nourriture provient des fermes aux alentours, ainsi que de mon potager. Pain, oeufs, fromage, crème, légumes, tartes, miel, gâteaux...
 
Cependant ce vaste récipient avec ces mixtures d'un autre âge chauffant patiemment dans l'âtre a une fonction plus pragmatique. Il n'est pas que purement décoratif.
 
Plus sérieusement, j'y fais cuire les patates de mon jardin.
 
Avant tout, c'est un bien utilitaire qui égaye et enracine avantageusement ma retraite au coeur des bois. Même s'il fait office, par ailleurs, d'objet de légende, d'image d'Épinal.
 
Mes frugales fricassées aux si sobres saveurs sont en vérité des plats factices, des recettes âpres pour m'amuser, qui contrastent de façon ludique avec mes vrais menus d'ogre.

Je ne suis pas fou, si je veux durer dans mon trou je ne dois jamais manquer de bonnes choses et à ma guise banqueter comme un roi !

mardi 27 mai 2025

2312 - Des bruits dans la nuit

Je fus réveillé en pleine nuit par des bruits inhabituels.
 
Le reste de braise dans la cheminée finissait de s'éteindre, dehors les ténèbres écrasaient la forêt comme une masse impalpable, le ciel couvert et la brume accentuant lourdement l'obscurité.
 
Je tendis l'oreille.
 
Je ne me trompais pas : j'entendais assurément des agitations à l'extérieur.
 
Même si cela restait assez confus, j'avais l'impression qu'on allait et venait autour de ma demeure.
 
Je crus réellement percevoir des effleurements contre mes volets, des pas furtifs sur l'herbe, des heurts légers contre ma porte. Cela ne durait pas longtemps, puis après un moment de répit, les bruissements reprenaient. Précisons un détail important : l'absence totale de vent qui aurait pu expliquer l'origine de ces mouvements nocturnes.
 
Je pensais donc avoir affaire au passage de grands animaux tels que cerfs ou chevreuils... Voire des sangliers. J'allai vérifier par la fenêtre, discrètement. Je ne remarquai rien. Ni à proximité des murs de ma maison ni aux alentours. Le silence était revenu, le calme régnait.
 
Je me rendormis bien vite. Trente minutes environ passèrent.
 
Des coups sourds me firent sursauter en plein rêve ! Cette fois les sons, plus forts que les précédents,  clairement perceptibles, ne prêtaient guère à confusion... Ils provenaient de tout près. Il y avait de toute évidence des activités tout proche de mon logis !
 
Là encore je voulus en avoir le coeur net. Je sortis sur le seuil de mon refuge et, à la lueur de ma chandelle, scrutai attentivement les lieux. Je me risquai même à pousser l'exploration un peu plus loin, allant jusqu'à faire consciencieusement le tour de la propriété.
 
Mais je ne vis pas la moindre bête, nulle présence, aucun intrus.
 
Dubitatif, inquiet, incrédule, je demeurai quelques instants sur place, à l'affût de toute anomalie, attendant  l'éventualité d'un événement extraordinaire, prêt à affronter je ne sais quelle ombre, quel être ou quelle chose...
 
Mais je me trouvai seul, debout au pied de mon habitation, sans explication quant à la source de ce raffut. je cherchai des traces sur le sol, des empreintes, des marques laissées par des visiteurs, des plumes d'oiseaux, de la végétation écrasée... Tout semblait parfaitement normal et paisible.
 
Je dus admettre l'impensable : pas de signe de vie ! Alors que venait-il de se passer ?
 
Jamais je ne le sus.
 
Alarmé par les faits mais vaincu par les apparences, je me recouchai.
 
Le lendemain à la lumière du jour j'allai tout revérifier avec minutie, en vain.

Je dus me faire à l'idée que le mystère faisait purement et simplement partie intégrante de mon existence de solitaire retiré du monde.

lundi 26 mai 2025

2311 - Les lapins

Le soir autour de ma maison forestière je reçois parfois la visite de bien espiègles importuns.
 
Des lapins.
 
Il y a plus d'un siècle Daudet racontait ce genre de rencontre dans "Les lettres de mon moulin".
 
A la différence près, dans mon cas, que mes hôtes viennent jusqu'à moi pour la raison essentielle qu'ils sont attirés par les carottes et salades de mon potager. Je dois donc veiller à les tenir à distance des objets de leur convoitise. La seule solution que j'ai trouvée de les détourner de mes sillons, c'est de leur faire des offrandes.
 
Je leur destine astucieusement mes diverses épluchures et autres rebuts alimentaires dont ils font leurs festins.
 
Je les observe ainsi en train de festoyer dans la friche éclairée par la Lune. Ces réceptions au calme avec tous ces invités inopinés banquetant joyeusement sous la lueur du satellite sont pour moi source de fol amusement. La distraction est à la mesure de mes moyens : extrêmement limités, voire nuls. Je l'apprécie d'autant mieux. Ce spectacle gratuit occupe toute ma soirée. Je l'alimente de temps à autre par l'apport de nouvelles pelures, de quelques restes de fruits, d'un quignon oublié, prolongeant un peu plus la pièce de théâtre donnée par la troupe d'affamés.
 
Et systématiquement, c'est la même surprise. A un moment donné les choses se transforment, empruntent une direction mystérieuse.
 
La scène prend alors une dimension onirique. Un tableau idyllique m'apparaît progressivement, la réalité se métamorphosant en une peinture idéale. Bientôt je ne vois plus qu'une assemblée de créatures féeriques s'adonnant à des jeux d'enfants sous le firmament, une société enchanteresse de lutins agités qui sautent et gambadent dans la paix de la nuit...
 
Quelle fête sous les étoiles !
 
L'instant est magique, la vision fabuleuse. J'en ai pour mon argent, c'est-à-dire pas cher du tout : deux ou trois ronds de légumes et un croûton de pain dur.
 
Puis, une fois rassasiés, peu à peu les mangeurs s'éparpillent. Un nuage passe devant le projecteur lunaire et j'ai l'impression que les lumières de cet opéra des animaux s'éteignent. Le numéro s'achève, il est l'heure d'aller me coucher.
 
Je vais poursuivre la suite de cette histoire dans mon lit.

Pour moi le rêve ne fait que commencer.

dimanche 25 mai 2025

2310 - Un signe sous le ciel

L'azur est clair, la brise printanière, l'heure propice.
 
Je suis dehors au pied de mon refuge et j'attends.
 
Tout est paisible. Tout est sage. Tout est mort même. Pas un bruit, nul mouvement, aucune présence.
 
Il ne se passe rien ni dans le ciel ni sur terre. Le silence et l'immobilisme règnent dans la forêt. Autour de moi, il n'y a que l'herbe, ma demeure, les arbres et mon ombre.
 
Je stagne dans le vaste espace de ma solitude, scrutant les hauteurs en quête d'un signe. J'espère percevoir le fracas, l'image ou le reflet d'une vérité gravée en lettres d'or, entendre l'écho retentissant d'une voix céleste ou recevoir l'éclat éblouissant d'une flamme qui m'annoncerait que je suis dans le vrai.
 
Attentif a quelque banal oiseau qui pourrait fendre l'air, à la chute de la plus insignifiante feuille, au plus minuscule événement, je reste seul, figé dans la torpeur générale. Je me trouve plongé dans le calme et l'inertie absolues.
 
Je patiente, guettant un appel, à l'affût de tout ce qui me désignerait une direction verticale, me montrerait des chemins glorieux, et de manière spectaculaire me ferait prendre davantage conscience que je séjourne au centre de l'Univers, ici au fond des bois !
 
Mais non, pas la moindre manifestation extraordinaire à l'horizon...
 
Juste l'expression passive de la nature qui somnole sous le jour ordinaire.
 
Finalement n'est-ce pas cela le clin d'oeil suprême que de demandais, me confirmant en creux que je suis bien mieux qu'ailleurs, là dans ce trou perdu où le Soleil m'éclaire ?
 
Précisément, la merveille de ma situation consiste dans le fait que je n'ai pas besoin de lire dans les nues ou à travers je ne sais quels corps furtifs ou phénomènes passagers les évidences déjà durablement écrites sous mes pieds...

A savoir que ce sol où je me repose est mon paradis.

2309 - La Lune vue de mon toit

Lorsque la Lune brille et que je ne parviens pas à trouver le sommeil, et si le temps dehors est favorable, je passe la nuit sur le toit pour admirer l'astre. Je sors alors par la lucarne et, muni d'un oreiller et d'une couverture, m'étends confortablement sur les tuiles.
 
Là, à hauteur congrue, seul au monde, couché sur le faîte de ma maison comme sur un lit pentu, entouré de l'immense forêt, je bois le silence nocturne à pleines gorgées, m'enivrant de la lumière lunaire sans modération.
 
Fasciné par le phare céleste, j'y vois presque comme en plein jour. Vue de ce modeste sommet, qu'elle me semble loin la ville avec ses néants criards, la ville et ses futilités sans joie, la ville et ses hommes désenchantés ! Ici, c'est rien que la nature et le ciel, juste l'essentiel, aucun artifice, pas plus qu'il ne me faut.
 
Parfois j'aperçois un avion chuintant au firmament qui vient rompre le calme... Il vole si haut qu'il m'en paraît irréel. Je sais que cet engin clignotant est énorme mais je le perçois aussi minuscule qu'un fétu de paille dans les nues. J'ai du mal à imaginer que des gens sont transportés à l'intérieur. Dorment-ils en cette heure tardive dans leur chariot ailé ?
 
Se doutent-ils qu'en bas, quelque part dans l'ombre de la terre une pauvre fourmi d'ermite contemple l'Univers depuis sa toiture ?
 
Peut-être que parmi ces pigeons voyageurs, il y en a un plus lucide que les autres qui à travers le hublot devine les coins cachés de la réalité et indirectement pense à moi sans me connaître...
 
Tout à ces pensées, tandis que Séléné vogue au-dessus de ma féconde solitude en éclairant le paysage de sa lueur crépusculaire, lentement je m'enfonce dans les profondeurs des constellations comme dans un rêve qui s'installe et monte progressivement vers les étoiles jusqu'à en éprouver le vertige.

Je plane, immobile sur mon humble point culminant.

Cette couche improvisée sur le plan supérieur de ma demeure est mon promontoire vers l'infini.

samedi 24 mai 2025

2308 - Une gauchiste explosive

Je connais une fille aux yeux doux et aux cheveux verts. Une authentique connasse de gauchiste.
 
Saloperie d'époque ! Une pomme si appétissante en surface et complètement pourrie à l'intérieur... Une perle porteuse de vers. Un diamant plein de merde !
 
Cette greluche déréglée m'enflamme pourtant.
 
Quand je pense à elle, je deviens stupide, dur et puis tendre, je sors ma plume, et après mon glaive, et je chante même comme un oisillon... Enfin je fais n'importe quoi !
 
Bien que cette morue publique soit moche en dedans, elle est un soleil qui m'éblouit par son éclat extérieur ! Elle a une tête de reine avec des pensées de sale dégénérée... Quel gâchis ! Sombre et puante par ses idées, elle brille par son apparence.
 
Des cuisses de jument et une caboche de bourrique Une taille de guêpe et une mentalité d'araignée ! Un popotin de biche et un ciboulot de bobo !
 
Ses traits vénusiaques m'attirent, son coeur de féministe me fait dégueuler. Son corps de déesse me rend fou, malheureusement son piano de pétasse est désaccordé. Elle marche avec un cul d'enfer mais ses pas sont faux. Elle a l'allure d'une fée et les sentiments d'une sorcière.
 
Je n'ai nulle estime pour cette dinde de gauche farcie d'idéologie putride qui régulièrement met son torchecul dans l'urne. Cela ne m'empêche pas d'admirer ses divines mamelles qui dansent telles deux lourdes lunes ni de rêver de la foutre dans mon plumard !
 
Si elle avait ressemblé à une coche au groin énorme avec une panse flasque de pesante vache, là je lui aurais dit d'aller se faire engrosser par Mélenchon et tout aurait été plus facile. Mais cette bécasse politique est une merveille esthétique, un pur joyau, une femme aussi belle qu'une étoile.
 
J'aimerais tant lui offrir des magnolias, lui écrire un poème délicat ou bien carrément déposer les armes à ses pieds... Même si cette ânesse avorteuse mériterait en même temps que je lui fasse bouffer des carottes ! Vraiment, je suis partagé avec ce cas pas ordinaire...
 
Mais que voulez-vous ! Il n'y a rien à faire, je n'ai plus qu'à oublier cette admirable femelle qui est également une détestable suffragette.

Une Vénus incarnée et tout à la fois une vraie salope rouge !

2307 - Sortie nocturne

Après minuit autour de ma demeure perdue au coeur de la forêt, la porte vers un monde mystérieux s'ouvre à moi. C'est le commencement d'une aventure nocturne, mes premiers pas sur une route menant vers l'ailleurs.
 
Tandis que tard le soir la braise lentement s'amenuise dans la cheminée qui s'endort, je sors parfois à la rencontre des ténèbres.
 
J'entre dans une autre réalité : ma vision des choses change radicalement.
 
La nuit devient alors un océan aux mille horizons. Un espace aux profondeurs inédites, un domaine différent à explorer dans le calme, une terre nouvelle à redécouvrir sous les étoiles.
 
Et sur mon  chemin de solitude, suivi par l'unique bruit de mes pas, je croise des fantômes.
 
Ils arborent des airs augustes, restent figés dans des postures solennelles, prennent des allures de roi...
 
Ecrasé par leur présence, je passe respectueusement sous ces vastes silhouettes.
 
Je distingue leurs visages, sens leur escorte, redoute leur étreinte. Ces figures impériales me fixent de leurs regards austères, m'effleurent de leurs doigts de fée, me chuchotent leurs pensées secrètes.
 
Ce sont des spectres de bois aux membres massifs, aux gueules ogresques et aux fronts vertigineux qui m'impressionnent dans l'obscurité. Leurs faces ridées et leur peau rugueuse en disent long sur leur nature. Ces entités au caractère sombre transpirent la mélancolie.
 
Ces troncs pesants et ces branches comme des bras écartés sont des âmes, je crois bien.
 
Des arbres qui rêvent aux heures profondes de la Création.

Et dont je suis le seul, peut-être, à percevoir la flamme.

vendredi 23 mai 2025

2306 - Le vent sur la forêt

Les jours de grand vent sont toujours une fête fracassante en forêt. Mon univers de branches et de troncs s'ébranle, se disloque, se fend, se brise... En haut et autour de moi tout se balance, danse et craque. Ca gémit et hurle de partout. C'est effrayant et admirable. Et parfois je vois d'augustes centenaires fauchés, renversés par terre, anéantis. Ces vastes cadavres de bois gisent tels des géants vaincus, terrassés par le dieu Éole. 
 
Je suis comme un témoin sur un champ de bataille constatant les dégâts, enjambant les débris et évitant les périls. Et tout à la fois exalté par le spectacle de furie et de désolation qui s'offre à moi. Ma solitude est alors hantée par une foule de cris, d'ombres changeantes, de figures agitées... 

Le ciel se gonfle et la sylve ploie, les nues se mesurent aux montagnes, les hauteurs se percutent avec les étendues d'en bas... Les forces primaires s'affrontent : le combat est brutal et grandiose.

Et moi, fétu en sabots et chapeau de paille, je demeure dans la tourmente comme dans une cathédrale sous des bombardements. Entouré par les milliers d'arbres, je me sens tout à la fois protégé et en danger.

La fureur éolienne est un chant de guerre céleste sur les immensités de verdure. Le conflit entre le souffle des sommets et le peuple des enracinés dépasse les petitesses de mon quotidien. Au-dessus de ma tête, il s'agit d'un corps-à-corps d'envergure titanesque entre les éléments.

L'enjeu, hors des minuscules considérations humaines, se situe dans l'océan des airs, dans les profondeurs telluriques, dans les siècles à venir. A notre échelle ce sont des quasi-immortels qui se couchent, des demi-dieux qui tombent, des histoires immémoriales qui s'effondrent, de véritables légendes qui sont déracinées.

Et depuis mon dérisoire promontoire de friche et d'humus, j'assiste au choc cosmique, contemplant le magnifique désastre et comptant les blessés et les morts aux bras arrachés, aux tiges rompues, aux ramures décimées, aux assises fragilisées...

Et là, plus vivant que jamais, plein d'éveil, je deviens une flamme de joie dans la tempête.

jeudi 22 mai 2025

2305 - Un air de feu

Texte d'après un tableau du peintre Aldéhy
 
Il a un océan dans les yeux et des flammes dans la tête.
 
Des flots d'azur illuminent ses prunelles, des vagues de désir incendient son âme.
 
Le bleu brille dans son regard, le feu brûle dans ses pensées : cet homme aime une femme et cela le rend encore plus flamboyant, plus viril, plus vaillant.
 
Il est devenu un soleil et ne vit plus que pour atteindre le firmament. Son but est le sublime : le sommet ou la mort, le vertige ou rien, l'amour ou le néant !
 
Il est né non pour les jours mornes d'une vie prudente mais pour l'immensité des siècles pleins d'étoiles. Quand il marche c'est toujours d'un pas de conquérant. Et il ne monte qu'accompagné du fracas de la gloire, jamais dans la tiédeur de l'ombre ou les mollesses de la corruption.
 
Il ne connaît ni faiblesse ni petitesses. Lui ne jure que par la clarté du ciel et l'honneur du sang. C'est un franc guerrier à la peau dure, à l'esprit pur, aux coups sûrs.
 
Un loup au coeur d'enfant et à la morsure de braise, un fauve aux crocs éclatants et aux baisers lumineux, un prince à l'épée d'or et aux caresses d'amoureux.

Mais bientôt l'astre mâle sera vaincu, agenouillé aux pieds de son aimée.

2304 - Rêve dans les branches

Après un copieux repas, rassasié de patates et de pommes cuites, j'allai m'étendre au pied d'un jeune chêne non loin de ma demeure. Avec mes lourds sabots, mon vieux chapeau et mon manteau de pèlerin, je devais ressembler à un voyageur fatigué en quête de repos...
 
Je suis surtout un oiseau sédentaire engagé dans une aventure statique, emporté par les jours qui passent, planant haut dans son ciel de solitude. A l'ombre d'un simple tronc je peux parcourir des distances prodigieuses ou bien m'attarder plus près du sol, rien qu'en fixant soit la nue à travers les branches, soit les feuilles juste au-dessus de moi. J'explore ainsi les sommets du monde, comme ses platitudes, sans bouger de place, attentif aux petites choses qui m'entourent autant qu'aux réalités lointaines.

Confortablement allongé sous le feuillu, les yeux dirigé vers les nuages, somnolant légèrement, je me laissai donc aller à mon occupation favorite consistant à embrasser une partie de l'Univers d'un seul regard. En général, jusqu'à ce que sieste s'ensuive... Mais là, pour une fois, je restai éveillé. Impossible de m'endormir ! Je suivais le vol des rapaces, admirais la majesté des cumulus, observais le mouvement de la ramure sous la brise.

Ne pouvant plonger dans mes rêves, je décidai donc de poursuivre la route concrète des airs en cette heure de veille forcée... Je grimpai tout simplement à l'arbre et m'y installai, à quelques mètres de la terre ferme. Je me trouvai soudainement si bien sur mon piédestal végétal que je m'y enracinai pour un bon moment. De cette hauteur ma vison s'élargit un peu plus, ma conscience également. Bientôt mes bras se mêlèrent avec les branchages de mon perchoir, ma peau se fondit avec l'écorce, ma chair devint un bois et je ne fis plus qu'un avec la plante.

Je gisais entre les rameaux, transformé en véritable enraciné. 

Ou plus exactement je voguais dans l'éther, passé de l'état d'animé à celui de dormeur. Avec la tête dans l'azur et les pieds ballant dans le vide. En effet, je m'étais finalement laissé ravir par le baiser de Morphée, là dans mon berceau de verdure... Et durant ce bref sommeil les ailes de mon esprit m'avaient emmené vers une étrange chimère où en moi ne coulait plus qu'une sève verte.

En vérité le temps d'un songe, j'étais devenu une chouette ronflant dans le feuillage.

mercredi 21 mai 2025

2303 - L'écolo

Faits rarissimes, il m'arrive de croiser des bipèdes aux alentours de mon repaire. Notons que pour parvenir jusqu'à proximité de ma cachette, lieu improbable situé au bout de tous les chemins perdus, et même possiblement plus éloigné que la Lune, il faut nécessairement être un drôle d'oiseau. Seuls les fous échappés des agglomérations s'égarent jusqu'à mon refuge d'arbres et d'ombre.
 
Ce qui fut exactement le cas l'autre jour.
 
Alors que je parcourais tranquillement la forêt, je vis apparaître en face de moi un insensé énergumène tout droit sorti d'une affiche du "guide du routard". Frêle et hirsute, il portait un sac à dos. Grand et maigre, il ressemblait à un Sadhou de l'Inde. Les épaules voûtées et le geste nonchalant, on aurait dit un long singe paresseux. Décidément, la caricature qu'il incarnait ne se démentait pas !
 
Il avait les traits tendres et la mine ahurie, la peau toute pâle et la barbe christique, les orbites creuses avec le regard dans le vague. Une sorte de hippie de centre-ville en quête d'absolu, un osseux et crasseux gugusse parti à la poursuite de ses chimères d'idéaliste, une espèce de traîne-savate des cités naïvement épris de la friche et autres mauvaise herbes qu'il devait confondre avec de doux brins de paille...
 
Bref, un énième hurluberlu urbain victime de l'appel de la nature... Ou du moins, d'une nature déformée, proprette, hors-sol, revue et corrigée par des idéologues depuis le dernier étage de leur tour déconnectée du réel.
 
Pour le dire plus simplement, j'avais affaire à un écolo.
 
Lorsqu'il me découvrit tel que je suis avec mes sabots à l'ancienne, mon chapeau troué et mes habits d'ermite, je lus de l'admiration dans ses yeux. Je suppose qu'il crut voir en moi un sage des fourrés, un messie de la sylve, un philosophe de la verdure...

Nous échangeâmes quelques paroles et très vite ses propos délirants me confirmèrent mes impressions à son sujet. Je venais bel et bien de rencontrer un oisillon citadin farci d'illusions. Mais tombé trop bas de son nid artificiel, à en perdre le sens des réalités... Il mourait d'envie de visiter mon antre, s'attendant à pénétrer dans une scène de théâtre, un endroit choisi orné de pures merveilles, une caverne paradisiaque, lisse, aseptisée, rutilante et joliment agrémentée d'attributs esthétiques en vogue, autrement dit un décor idyllique correspondant en tous points à ses rêves puérils...

Le choc fut à la hauteur de son utopie.

Est-ce surtout ma marmite de vieille sorcière couverte de suie qui l'effraya en particulier ? Ou bien les chapelets d'oignons suspendus au-dessus des tas de fagots, loin de ses normes hygiéniques de bobo policé ? Ou peut-être mes sacs en jute pleins de pommes de pin gisant salement dans la pénombre comme d'inquiétantes masses informelles susceptibles d'abriter quelque germe allergène ?

Toujours est-il que, prétextant une subite urgence administrative à régler qui lui revenait prétendument en mémoire, il s'enfuit promptement de chez moi. 

Est-il besoin de préciser que ce vert écervelé de la ville ne réapparut pas de sitôt sur mon territoire de reclus ?

mardi 20 mai 2025

2302 - Les papillons

Parfois j'observe les papillons au bord de la rivière.
 
Eux les pétales de l'azur, moi le balourd des prés. Eux les bourgeons du ciel, moi le "saboteux" des herbes. Eux les joyaux volants, moi le crotteux des chemins.
 
Ensemble nous évoluons cependant non loin de l'onde dans la même nature, sous les semblables nues, sous les lois identiques des réalités physiques. Eux en délicatesse et quasi apesanteur, moi tout en semelles d'ogre et rusticité.
 
Avec leurs ailes d'anges miniatures et avec ma carcasse de bête des bois, nous formons les extrêmes diversités de la Création.
 
Chaque partie complète le monde à sa façon : eux dans les airs, de fleurs en fleurs, moi sur le plancher des vaches, d'humus en cailloux. 

Ces insectes et moi symbolisons chacun de notre côté le poids variable des existences : ils représentent la légèreté de la vie, tandis que je personnifie la durabilité des jours lourdement incarnés.

Ils virevoltent, insouciants et éphémères, pendant que je traverse le siècle sur un trajet de pierres, conscient de mes pas de géant et de mon but supérieur.

Ils tournoient dans leur espace aérien limité à une portion de la forêt, alors que je vise bien au-delà, déjà parvenu à certains sommets et avide de dépasser tous les horizons qui m'entourent...

Eux voyagent dans leur hauteur terrestre aussi proches que possible des nuages certes, mais en rasant le sol tout de même, tout éthérés qu'ils paraissent.

Moi, avec mes rêves de solitaire des cavernes, de coureur des fourrés, de vagabond de la friche, je suis déjà dans le firmament.

2301 - La corneille

Un matin j'entendis toquer à ma fenêtre. Des bruits convulsifs contre la vitre qui m'occasionnèrent une petite frayeur, je dois l'avouer. Quelle surprise ! Il s'agissait d'une corneille... Rassuré en découvrant l'importune mais intrigué tout de même par cette présence insolite, j'observai l'oiseau qui ne semblait pas vouloir s'éloigner de ma demeure... En voilà un mystère, me dis-je ! Que me valait l'honneur d'une si aimable visite ? Je me flattais, en effet, de recevoir un hôte aussi prestigieux, portant en haute estime dans mon coeur d'esthète ce genre de volatile...
 
Peut-être celui-ci avait-il été attiré par les fruits de mon jardin ? Ou bien, simplement curieux, s'était-il approché de mon foyer en quête de je ne sais quel autre trésor à portée de son bec ? Il demeurait derrière le carreau à m'examiner, et moi de même. J'essayais de ne pas l'effaroucher par des gestes trop brusques, admirant sa silhouette anguleuse, sa robe lugubre, son attitude de crapule. Noir et laid, plein de majesté dans sa cape de deuil, le croque-mort de l'azur arborait les splendeurs des sommets et des gouffres.
 
Le corvidé me fixait toujours avec morgue. Ses allures hautaines lui conféraient de l'importance, suscitant mes égards. Je le trouvais fort respectable dans ses manières dédaigneuses. J'avais l'impression que le ciel, habituellement peuplé de simples papillons et d'insignifiants moineaux, m'avait mandaté son représentant le plus princier, le plus glacial, le plus méprisant, mais aussi le plus fièrement plumé.
 
Une sorte de messager de l'aube, un intrus débarquant de nulle part pour me réveiller. Et ce, afin de célébrer une nouvelle journée, acclamer la Création au sein de la verdure...
 
Il resta ainsi un bon moment à faire son théâtre de matador dans son costume funèbre. Et puis, après avoir bien inspecté mon intérieur de son oeil de charognard et m'avoir salué de son aile sépulcrale, il prit son envol au-dessus de la forêt et disparut bientôt dans les nues en poussant ses cris de rocaille.
 
Merveilleuse compagnie matinale qui éclaira l'aurore d'une lumière fulgurante ! Cet envoyé spécial des airs s'était précisément posé chez moi afin de m'apporter ses grâces et légèretés de noble épouvantail, comme un signe fort du sort.
 
Je ne devais plus jamais revoir ce mystérieux et éphémère visiteur qui avait ajouté un sens supplémentaire à ma solitude : depuis ce trou où je m'étais enterré, je pouvais voir surgir de la réalité des êtres venus d'ailleurs. Ce qui aurait passé pour une banalité en ville devenait ici un évènement exceptionnel chargé de significations.

A ce titre, ma réclusion au fond des bois n'en parut ce jour-là que plus précieuse.

lundi 19 mai 2025

2300 - Les patates

Au pied de mon repaire forestier, j'ai fait pousser des patates.

Mon jardin est aussi un des grands terrains de jeu de ma condition d'ermite. Lorsque j'ai les mains dans mes plantations, je deviens encore plus sensible aux miracles de la féconde nature. Et mes pensées, excitées par ces merveilles, s'envolent pour parcourir des distances cosmiques. Ou bien elles se focalisent pragmatiquement sur le terreau que je remue. Mais peu importe, quand je suis occupé à creuser le sillon, ma tête se remplit toujours de bonnes idées et mon coeur de bons sentiments.
 
Bref, dans ce carré de rêves et de réflexions que constitue mon potager, je produits de quoi enrichir ma vie de pauvre.
 
C'est ainsi que, penché sur mes tubercules, le front tout près des mottes, je voyage dans des hauteurs vertigineuses. Tout en m'adonnant soigneusement à mon ouvrage horticole, je pense à des mondes extraordinaires, à des prodiges insoupçonnables, aux profondeurs de l'Univers, aux feux galactiques, mais également aux prochaines marmitées de pommes de terre que je me confectionnerai, aux soupes issues de mes cultures que je savourerai bientôt, aux herbes aromatiques que j'y ajouterai...
 
Et je passe des heures à travailler mon clos de légumes, le regard enlisé dans le compost, des étoiles pleins les doigts. Alors, en moi ces diverses choses se mêlent et ne font plus qu'une seule vérité : les astres, les carottes, les navets, les constellations, les féculents comme les nébuleuses : toutes ces réalités sont porteuses de flammes à mes yeux. Je ne vois plus que de la lumière : celle de la divine intelligence. La beauté et la bonté de la Création s'expriment aussi bien à travers mes primeurs qu'aux fins fonds des espaces sidéraux peuplés de myriades de corps célestes...
 
Puis ma journée achevée, fatigué de ma besogne, satisfait de mon oeuvre, récompensé de ma peine par ma récolte, je rentre dans ma masure pour allumer ma cheminée et préparer le repas du soir.

Plus tard dans la soirée je somnolerai au bord de l'âtre après avoir dégusté les fruits de mon jardinage, heureux, le ventre réchauffé par mon bol de soleil.

dimanche 18 mai 2025

2299 - L'escorte des souches

Dans les profondeurs de la forêt je connais un sentier bordé des deux côtés de grosses souches. Elles forment un alignement de mystérieuses figures végétales le long du chemin, si bien que ce dernier paraît gardé par une double rangée de soldats. Des vigiles de bois sec, aux faces déformées, aux corps grotesques. Au crépuscule l'effet est encore plus saisissant, les ombres de ces troncs brisés devenant des silhouettes aux visages effrayants...
 
Lorsque je passe entre ces restes d'arbres aux allures fantasques, je me sens épié par des regards obscurs, encerclé par des présences ambigües, suivi par des spectres informels...
 
A la fois terrifié et rassuré par cette escorte de monstres immobiles, et bien que je sois légèrement oppressé par la situation, je ralentis volontairement le pas afin de prolonger le piquant de cette aventure. Ainsi s'enrichit mon quotidien d'ermite. Nul besoin d'écrans, d'artifices technologiques, de chapiteaux de cirque ou de je ne sais quels coûteux billets de théâtre, les surprises de la nature me suffisent amplement. Ici le spectacle est gratuit, permanent, et ce n'est nullement du chiqué !
 
Et quand je rencontre la mort, elle n'est jamais factice. Les cadavres d'animaux que je croise sur ma route puent réellement la charogne, il ne s'agit pas pour eux de faire semblant ! Les acteurs de mon univers jouent leur vrai rôle, jusqu'au bout. Sans tricher. De cette manière, je vis les faits de mes jours. Mes activités, de même que mes rêves, se révèlent grandeur nature. Je touche la réalité brute, la vois de près.
 
Aussi, en longeant cette haie d'inquiétantes et pittoresques chimères, je pénètre à chaque fois dans une  nouvelle dimension de la sylve. Je franchis le seuil d'un ailleurs qui demeure encore à échelle humaine. J'entre en contact avec des mythes, comme si je contribuais à ressusciter l'imaginaire quasi révolu d'un passé aux éclats périmés, aux histoires désuètes, aux effigies dépassées.
 
Autrement dit, en me dirigeant vers cette bordure de mannequins aux airs fantastiques, je chemine vers un conte de fées.
 
Avec leurs branches séchées qui me font d'étranges signes et leurs racines exsangues qui s'entremêlent, et bien qu'ils soient pétrifiés, ces épouvantails semblent plus vivants qu'un film projeté sur une toile !

Ce monde forestier où je suis définitivement exilé se présente tel un grand livre peuplé de fables d'un autre âge. De ces pages ancestrales sortent les douces flammes des légendes.

samedi 17 mai 2025

2298 - Un orage au dessert

Un jour, tandis que je terminais mon sobre repas de midi, l'orage éclata au-dessus de mon lieu de retraite. N'ayant plus ni pomme ni noix dans ma corbeille pour parfaire mon maigre déjeuner, je décidai, en guise de dégustation finale, de sortir afin de savourer les fruits âpres et distrayants de la tourmente.
 
Si je ne pouvais  finir de contenter mon estomac avec quelque substantiel agrément de la table, au moins l'occasion m'était donné de me délecter, dehors, des artifices et bénéfices de l'intempérie. Une honnête compensation pour une âme de mon envergure... Le sort me privait certes de dessert mais non pas de réjouissance.
 
J'allai donc quérir cet appréciable dû offert par le ciel en furie.
 
Dès que je franchis le seuil de ma porte, je reçus un éclair en pleine face. J'en fus tout ébloui. Aussitôt après je sursautai, surpris par le fracas du tonnerre. Bientôt trempé, suffoquant sous l'averse fraîche et drue, je tentais de boire un peu de cette pluie, bouche grande ouverte, bras écartés. Là encore la foudre s'abattit sur la forêt en éclairant mon visage, pénétrant même jusqu'au fond de ma gorge... J'avalai la providentielle lumière.
 
Et puis, de nouveau, je fus ébranlé par la déflagration qui s'ensuivit.
 
Je me régalai de ce feu olympien autant que de ce concert dantesque. La peur et la joie mêlées qu'occasionnait en moi ce spectacle fracassant me faisaient oublier la maigreur de ce festin d'ermite que je venais d'abréger... A la place, j'avais l'immensité des nues qui me tombait sur la tête, la flamme céleste qui illuminait la sylve ainsi que mon front, le grondement de l'Univers qui faisait trembler le sol en même temps que mes os...
 
Cette intensité me coupait tout reste de fringale, me changeait les idées, me donnait des ailes.
 
A présent je n'avais plus faim que de sommets, plus soif que de sublime.

Une fois passée la fureur éléments, épuisé par l'épreuve, je m'en retournai dans ma masure, repus de soupe froide, rassasié d'eau claire, mais toujours aussi insatiable de beauté.

vendredi 16 mai 2025

2297 - Nulle femme dans ma forêt

Ma vie d'ermite est un sommet, une hauteur rude et belle. Une cime enneigée à laquelle j'accède en empruntant un chemin fait d'ombres et de lumière.

Aucune femme ne croise ma route de solitaire. La forêt toute entière constitue mon univers.

J'ai fait le choix d'une destinée hors du monde, loin des fruits défendus de la Terre. J'en souffre certes car je suis une flamme pleine de virilité inassouvie, mais puisque je chemine sur un terrain spartiate pour un voyage de longue haleine, je m'en passe.

Ma progression est verticale, ascétique, tout en étant statique. Je suis un lourdaud doté d'ailes. Mes sens me retiennent au sol, tandis que mon esprit vise le firmament. Là, seul au milieu des bois, sans femelle, je cours pourtant après d'éclatantes étoiles. Cette privation ne me rend pas du tout malheureux : à bien des égards l'isolement dans la nature me console de ce manque de présence féminine. Et même si parfois je chancelle, rongé par le feu charnel, je bénis tout de même mon sort au lieu de le maudire.

Ma situation étant celle qu'elle est, je ne puis faire autrement. Je m'en réjouis donc. Au lieu de m'offrir le meilleur, les événements m'imposent l'austérité. Je suis donc obligé de remplacer les chaudes ablutions par des douches glacées, le pain par la châtaigne, la caresse par l'épine. Ne pouvant éviter la gifle, je l'accepte avec bonheur. Je m'accommode du vin aigre que je reçois faute de mieux et l'avale sans m'encombrer de la moindre grimace. Les peines ou récompenses étant les mêmes, autant faire bonne figure face à ce qui me tombe ou ne me tombe pas sur la tête.

Pas de jupons dans ma tanière ? Qu'a cela ne tienne, je brûle des bûches dans ma cheminée ! Après la rage du loup, la paix de l'esthète.

Je souhaite limiter mon espace à mes repères forestiers, et tant pis ou tant mieux si j'en paye le prix !

Ma place n'est point dans ce siècle mais dans d'âpres nues.

Dans mon abîme de verdure je cherche non pas la brièveté d'un vol de moineau mais la longueur d'un essor d'aigle.

2296 - Indispensables pommes de pin

Le sanctuaire dépourvu d'eau courante et d'électricité où je me fais oublier du reste du monde va bientôt manquer d'éléments vitaux. Je dois donc aller quérir de quoi entretenir joie et lumière, chaleur et vie, harmonie et beauté sous mon toit sacré. Je veux parler de ce carburant essentiel de l'âme, véritable nourriture de mes jours de solitude, que sont les pommes de pin. Comment vivre sans cet indispensable composant d'un des bonheurs terrestres les plus abordables qui soit ? J'en ramènerai quelques sacs afin de remplir mon palais d'épouvantail du vrai lustre dont il a besoin.
 
En premier lieu ces pignes me servent à allumer le feu ou à le redémarrer, mais leur sort ne se résume pas à être réduites en cendre dans l'âtre après y avoir flamboyé un instant. Je ne les destine pas à cet unique usage purement domestique.
 
Avec ce trésor à portée du pauvre, que je stocke près de ma cheminée, tout d'abord j'embaume ma demeure du parfum de la forêt, apportant une présence chaleureuse entre les murs de mon humble refuge. Ces boules de conifères diffusent leur mystère dans toute la pièce et lui confèrent un charme agreste profond, durable, total.
 
Du fait de leur nature hautement bucolique, de leur aura forestière, de leur caractère légendaire, de leur aspect rustique, ces fruits de résineux sont fort représentatifs de mes rêves d'ermite en sabots. Ce sont les illustres incarnations de ce que la Création fait de rude et beau, de rugueux et aimable, de fruste et attrayant. En somme, les parfaits reflets de l'hôte de la friche et des futaies que je suis.
 
J'en décore toutes les parties de mon logis. Ces modestes ornements rayonnent dans mon foyer comme de pâles étoiles, d'intimes lueurs sylvestres. Entouré de ces astres aux ternes éclats d'humus et aux âpres apparences d'écorce, je suis un gueux heureux.
 
Je contemple sans jamais me lasser ces sphères aux écailles de bois, flammes végétales discrètes qui irradient tant de douceur poétique... Tout comme ma chandelle, ma braise et mes bûches, elles contribuent à l'embellissement de mon quotidien.

Je m'évade ainsi souvent à travers la contemplation interminable et minutieuse de ces corps à la rêche esthétique.
 
Ces simples choses que je ramasse au pied des arbres et qui font maigrement briller ma masure constituent mon firmament de solitaire.

jeudi 15 mai 2025

2295 - Promenade

Du fin fond de ma cachette de ragondin, je pars faire le tour de mon infini. Plus précisément, je m'en vais longer les limites de mon univers forestier. J'entreprends la promenade initiatique d'un lourdaud assumé : une traversée des bois en grosses bottes.

L'aventure de ma solitude en marche.
 
Il n'y a rien d'autre à voir que la forêt, la friche et l'humus, certes je le sais. Mais en même temps il y a tout à découvrir : le bout des choses et le commencement du monde, le début d'un jour et le dénouement d'un voyage, le départ de l'esprit et l'achèvement de l'acte.

Plus simplement, je parcours le cercle de ma journée, pas à pas, mon chapeau sur la tête, un bâton à la main. Je n'en demande pas plus. Tourner autour de mon soleil, telle est mon oeuvre sacrée au point culminant de ma retraite sylvestre. 

Ce foyer de réclusion et de liberté à la fois, à l'écart de toute agglomération, demeure le centre brûlant de mon existence, même s'il passe pour un terne asile. C'est là que je me suis enterré pour mieux m'envoler.

Je ne suis sur cette Terre que pour progresser, parfaire ma carrière de vagabond statique, d'explorateur du silence, de baroudeur de l'isolement.

Et je chemine sous l'ombre des arbres à la poursuite d'un sommet, c'est-à-dire à la rencontre de moi-même.

Le terrain est plat, la conquête élevée. 

Je ne croise que mes pensées et n'entends que le bruit de mes semelles. Des histoires bien suffisantes pour un pèlerin comme moi ! Là se trouvent mes hauteurs indépassables de sédentaire.

Ce soir à mon retour je confierai les événements de ces heures trépidantes à la flamme de ma cheminée qui, tout en chauffant ma marmite, éclairera mon cloître.

mercredi 14 mai 2025

2294 - La pluie sur mon toit

La pluie, intense et durable depuis le matin, inonde la forêt en cette après-midi d'âpre solitude. Loin de m'ennuyer, ce spectacle me galvanise.
 
Les flots s'abattent sur mon toit, j'entends comme un geyser au-dessus de ma tête. Ce fracas des eaux m'enflamme.
 
Je ne vais pas demeurer plus longtemps à l'abri, je veux à présent profiter pleinement de l'averse. Je souhaite affronter la glace du ciel et le feu de la poésie. Entre brutalité et douceur. Je me déshabille et sort entièrement nu sous le torrent pluvial.
 
Le choc me tétanise un instant. Puis, peu à peu mon corps s'acclimate.
 
Le ruissellement de l'onde contre ma peau m'électrise.
 
Je me dirige alors vers le bec de la gouttière qui déverse une écume bouillonnante. Je me place exactement sous ce jet pour y recevoir le farouche baptême que mérite tout ascète de mon espèce. Pour ne pas dire misanthrope...
 
Et je prends la plus terrible douche de ma vie.
 
Je ressors quelques minutes après, titubant, assommé. Délicieusement enivré par ce coup de massue hygiénique.
 
Je rentre dans ma masure, détendu, pour me sécher. Mais ne prends pas la peine d'allumer une flambée, bien au contraire. Je m'étends simplement sur mon lit, encore mouillé. Et, en attendant la tombée du jour, allongé sur ma couche, je me plonge dans un livre avant de m'endormir bien vite.

A mon réveil, l'ombre du crépuscule et la paix du soir approchant ont remplacé la fureur de l'intempérie. 

Je suis reposé, toujours aussi seul, heureux, et une grande sérénité règne dans mon foyer.

2293 - A la chandelle

Dans mon refuge niché au coeur de la végétation, je progresse au rythme de la nature et m'éclaire à la bougie. Autant dire que je n'avance pas vite : pas après pas, jour après jour, chose après chose. Je fais ce que je dois faire, ne regardant que le cadran des saisons. Je ne suis pas plus rapide que la sève qui sourde ou que l'eau de la rivière qui coule.
 
L'éclat de ma chandelle me suffit amplement pour ensoleiller ma demeure. Cette lanterne d'intérieur me tient intimement compagnie car elle est comme une vivante présence. Je trouve bien plus de chaleur, de poésie et de réconfort dans cette humble flamme que dans une froide ampoule électrique.
 
Lorsque j'allume mon cierge, ce n'est pas pour illuminer uniformément la pièce mais pour la plonger dans une chaleureuse pénombre. Ce clair-obscur donne du relief à la solitude et au silence.
 
Et surtout, il fait apparaître des ombres pleines de vie.
 
Les murs autour de moi s'animent et je vois des géants se mouvoir au gré de cette goutte de feu s'agitant au bout de la mèche. Mon logis se peuple alors d'hôtes venus d'un autre monde, d'entités mystérieuses qui surgissent de nulle part et tremblotent dans les coins, glissent sur la pierre, se cachent dans les angles de la charpente...
 
Chez moi c'est la danse joyeuse des spectres de la nuit. Et la fête dans mon âme.
 
Avec cet unique flambeau posé sur le bord de la table, faiblement secondé par les braises de la cheminée, je passe de longues soirées à rêver sous mon toit d'ermite.
 
Je n'ai plus que des pensées ardentes pour m'occuper totalement.
 
Dans mon foyer de célibataire marié aux arbres de la forêt, la maigre source de mon chandelier fournit assez de lumière pour alimenter et entretenir mon bonheur. C'est à la lueur de cette étincelle qu'aux heures choisies je brille d'intelligence et de simplicité.

mardi 13 mai 2025

2292 - Un soir de brume

Le soir s'accompagne de brume, de glace et d'effroi. 

Ma demeure plongée dans ce vaste caveau qu'est devenue la forêt semble frissonner, vue de l'extérieur. 

Mais au dedans mon âme s'éclaire.
 
L'occasion est trop belle : je me réchauffe au pied de la cheminée avant de sortir pour m'enivrer au contact de cet immense drap mortuaire. Les beautés funèbres du brouillard qui se mêle aux ténèbres m'attire et me met en joie. J'ai la sensibilité d'un phacochère romantique. Sous ma peau de bête bat un coeur fait pour la caresse de l'écorce, la douceur de la rocaille et le luxe de l'humus.
 
L'intempérie, l'ombre et le froid me réconfortent, m'allègent, me rapprochent du ciel.
 
Dehors tout n'est qu'enchantement à mes yeux. A travers la fenêtre je perçois des flots de mélancolie, des tempêtes de grisaille, des gouffres d'humidité, des vagues d'obscurité... Le tableau idéal de mes envols poétiques ! Mais il est temps d'affronter ces délicieuses rigueurs automnales avec mes gros sabots, mon épais manteau, mon pauvre chapeau. Ainsi accoutré, je dois avoir l'air d'un épouvantail de la nuit en partance pour les funérailles d'une vieille souche...

Je me sens particulièrement en sécurité dans ce décor de cimetière, loin des lumières artificielles de la ville. Le silence plein de nébulosité m'apaise. Je sens les branches au-dessus de ma tête comme autant de bras protecteurs. Je m'enfonce davantage dans les bois à la rencontre d'une plus ample solitude, d'un horizon plus opaque, de rêves plus merveilleux...

Je m'éloigne encore de ma masure et m'égare avec bonheur dans ce nuage qui stagne au ras du sol. Perdant mes repères dans ce flou généralisé, j'ai l'impression de me retrouver dans de noirs sommets, comme projeté dans les nues. A l'intérieur d'un cumulus nocturne voguant dans ses hauteurs, proche de l'éther, détaché du reste du monde.

Je me laisse emporter par ces fumées.

Après avoir déambulé une heure durant parmi les arbres aux silhouettes incertaines, je retourne vers mon âtre pour y raviver la flamme de mon souffle empli de légèreté.

lundi 12 mai 2025

2291 - Vie de feu

Texte d'après un tableau du peintre Aldéhy

Il a tout vu, tout vécu, tout rêvé : l'océan, la brume, l'azur, les nuages, l'amour, les coups, les jours et les nuits...
 
Et aujourd'hui, après tant d'années passées sous et Soleil et le vent, le ciel et la neige, le sable et le feu, il est ridé, fatigué, repus.
 
Mais pas éteint.
 
Même vieux, il continue de brûler.
 
Toujours aussi rempli de lumière à l'âge où tant d'autres sont devenus gris, il demeure encore sur le chemin, assoiffé de sommets. Il marche vers plus de hauteurs, progresse à la verticale.
 
Insatiable buveur de bleu, avide d'infini, il ouvre son âme à tous les flots, se dirige vers chaque horizon, n'espère plus que monter. Et ne jamais tomber.
 
Son visage a les profondeurs des grandes vagues et son regard a su garder la légèreté de l'écume. Il est certes las, pourtant il avance, ne s'arrête pas, poursuit sa course comme un astre fou.
 
Il va devenir une flamme, rien qu'un souffle dans l'air.

Bientôt cet homme volera.

2290 - La rosée matinale

Si j'apprécie la beauté funèbre de la rosée matinale, c'est parce que j'aurais pu aussi bien la détester. Il m'a fallu du temps pour aimer cette compagne des caveaux ! Pas facile de s'en faire une amie... Elle se présente comme un drap austère sur la nature, une gifle glutineuse au lever, un café froid pour se réveiller.
 
Son accueil est glacial, sa face blême, son air humide. 
 
Elle apparaît à l'aube tel un spectre s'étalant sur les plantes. Cette importune venue du fond de la nuit ressemble à un cadavre du matin gisant sur les feuilles. Elle écrase la verdure de son poids de morte et rend l'ambiance morbide, figeant tout ce qu'elle recouvre dans un immense frisson statique.

Elle est le linceul éphémère de tout ce qui vit.

J'ai l'impression qu'elle imprègne les herbes non pour les utilement abreuver mais plutôt pour malicieusement mouiller mes bas de pantalon ! Intrusive, obsédante, collante, nulle étoffe ne lui échappe. Elle s'immisce partout où elle le peut. Sa priorité, me semble-t-il, est d'humecter le monde de son bref passage, d'y laisser son empreinte brumale vite effacée... Baiser dérisoire de perles d'eau vouées au néant... De quoi ajouter un trouble attrait à l'éclat de ce triste visage.
 
Elle règne sur l'aurore avant de s'évaporer sous les premières caresses d'Hélios. Là elle se fait légère, discrète, aérienne. Loin de ses originelles pesanteurs de limace. A ce stade de conversion, je la trouve vraiment délicieuse. 

Puis s'évanouit totalement, se faisant oublier jusqu'au lendemain.

Son apparition sur la terre encore endormie laisse le souvenir d'une visiteuse certes fugace mais pesante. Et sous les rayons solaires finit par se transformer en pur éther.

Celle qui si tôt au petit jour humidifie mes habits et imbibe mes bâillements de ses postillons océaniques, en réalité n'est qu'un vaste voile translucide qui fait illusion, rien qu'une onde mort-née conçue pour partir en fumée.

Chaque fois que j'ouvre ma porte au réveil, je prends la peine de faire quelques pas en sa compagnie, en attendant qu'elle s'envole vers le Soleil.