lundi 30 juin 2025

2358 - Le parachute

J'entendis un vrombissement inhabituel dans les nues, suivi d'un fracas inquiétant...
 
Nul ne pourrait croire que, caché depuis une éternité au fond de mon trou forestier, le ciel puisse me tomber sur la tête ! Le sort se montre parfois aussi fracassant qu'un orage sous un clair azur car c'est exactement ce qui m'est arrivé. Même isolé sur mon île de friches et de bois, je ne suis guère à l'abri du plus spectaculaire imprévu.
 
Je me pense loin de tout et d'une seconde à l'autre, sans rien demander ni à Dieu ni aux hommes, je me retrouve à la une de l'actualité ! Quelle ironie ! Par quel prodige ai-je été placé face aux projecteurs des médias, moi qui ai tout fait pour me soustraire au monde ?
 
Un naufragé des airs atterrit sur mon ermitage.
 
Un visiteur que je n'attendais pas, accroché à son parachute.
 
Je l'apprendrai plus tard, une fois son aile déployée, dans sa chute contrôlée il a même visé volontairement mon humble carré de verdure : l'unique espace un peu dégagé de la forêt où il pouvait toucher le sol sans risquer de heurter des arbres.
 
Qu'était-il donc venu fabriquer ainsi dans mon cloître végétal, piétinant mes sillons avec son château de toile dans le dos, recouvrant bientôt mon potager ?
 
Très vite il me mit au courant de sa situation aussi alarmante qu'incongrue : il s'agissait tout bêtement d'un aviateur qui avait dû sauter en plein vol de son appareil en difficulté. Les bruits que je venais de percevoir juste avant, c'était l'écrasement de son avion. D'ailleurs une fumée noire commençait à monter à l'horizon.
 
Mon minuscule paradis à découvert vers lequel s'était promptement dirigé mon hôte impromptu l'avait sauvé de potentielles blessures. Mon jardin de légumes lui avait permis d'éviter les feuillus. Dans le feu de l'action, il m'en remercia d'une virile et fraternelle étreinte !
 
Alors que finalement, quel mérite pour moi ? Aucun.
 
La suite de cette histoire est plus banale : le miraculé fut récupéré par les secours, ces derniers ayant fatalement été accompagnés de quelques journalistes locaux qui ne m'ont pas épargné d'une interview. Je dus évidemment me plier à ce cirque inutile. Décidément, je me suis bien fait remarqué malgré moi ce jour-là !
 
Je suppose que les journaux ont romancé à loisir et divulgué sans retenue cette drôle d'affaire...
 
Le soir même devant l'âtre tout cela ne me regardait déjà plus. Je replongeai dans mon cher anonymat, le regard perdu dans la seule flamme capable de me faire réellement voyager : celle de mes bûches.

dimanche 29 juin 2025

2357 - Au bord de l'eau

Souvent je viens m'étendre sur le bord de la rivière coulant à proximité de mon foyer d'ermite.
 
Ce lieu constitue mon port de quiétude. Comme si je me reposais près d'un flux de molle éternité, à côté d'un lit d'infini sommeil...
 
Ainsi allongé, je contemple le voyage de l'eau sans départ ni arrivée en songeant à mes patates, en me perdant dans le bleu du ciel ou bien en faisant résonner mes sabots dans l'air, en guise de tambour.
 
Et lorsque la chaleur commence à brûler mon chapeau, je vais sans tarder tremper mon cul dans l'onde fraîche. Je me sèche ensuite au vent parmi les herbes, nu comme une bête.
 
Parfois je me demande si des inconnus passeront un jour devant moi sur un bateau. Et je repense à cette navigatrice solitaire toute en scintillements et fantaisie qui avait follement débarqué sur la rive... Mais à part ce fulgurant oiseau de flamme et de légende qui vint me rendre visite si furtivement, je n'ai jamais vu de semblables merveilles naître de l'horizon ! Sauf, peut-être, des mouches et des crapauds surgissant ici et là dans la brume et les clapotis.
 
Et tandis que les heures filent, je vogue dans mes rêves de loup, statique comme une pierre, aussi léger qu'un papillon. Je vagabonde dans mes pensées, ma carcasse sur le sol, mon âme survolant les flots.
 
Je me représente les nombreuses femmes que je n'ai pas, imagine les rares que j'aurais pu avoir, et regrette un peu celle qui m'échappa, l'autre fois sur sa barque... Qui donc, après cette tempête de dentelles et d'étincelles, pourrait apparaître au fil du courant ?
 
Je n'attends que des visages inabordables, des images sans nom, des mirages lointains. Rien que des nuages en réalité, dans le reflet des vaguelettes.
 
Je n'espère que des richesses simples, des trésors à ma portée, des fruits que je puis me payer au prix naturel : ramassés par terre.
 
Personne ne reviendra accoster ici, je crois. Tant mieux ! Mon amour pour la friche et les bois est plus fort que le reste.

Seul mon feu de fagot, ce soir, comblera ma soif.

2356 - J'y suis et j'y reste !

Dans mon exil sylvestre, j'emprunte tous les chemins, traverse les vives saisons comme les heures creuses sans jamais dévier ni de mes pas ni de mes pensées.
 
A l'ombre de mon chapeau et sous le soleil de ma joie, je parcours des friches et des merveilles, franchis plein d'obstacles, dépasse mille épreuves...
 
Il m'arrive certes de frémir, de ralentir, de ployer et de souffrir. De froid, de chaud, de fatigue ou d'ennui. Mais sous le feu qui m'anime, les heurts et peines ne sont finalement que des broutilles. Et très vite l'épine, la langueur et la douleur deviennent des aiguillons qui me sortent de tous les trous !
 
Loin des mirages de la ville, je conçois bien des rêves tout en plongeant le regard dans les nuages. Même si, par ailleurs, j'enfonce allègrement mes sabots dans la boue. Avec ma solitude pour tout horizon et la flamme de mon foyer pour unique réconfort, je fais le tour de mon monde aussi vaste qu'un cloître.
 
Les sommets sont ma seule direction.
 
Je vogue paisiblement à travers les jours, accomplissant mes actes quotidiens au rythme de la vie naturelle, sans artifice, et progresse dans mes hauteurs. Le temps passe et les principes demeurent. Je marche tantôt sous la pluie, tantôt dans la poussière, accompagne le vent, porte mes fardeaux et me repose devant l'âtre.
 
Avec toute la légèreté de mon âme pour donner à ces choses un sens vertical.
 
Au fond de la forêt, sous la fraîcheur des arbres, hors des normes de la civilisation, je poursuis humblement mon voyage dans la simplicité, le silence et la lumière.

Au lieu de bêtement se résumer à un vulgaire loisir pour citadins en mal de verdure, mon aventure est un jalon pour les autres sangliers de mon espèce, un minuscule caillou de beauté rustique laissé sur terre, un germe d'infini semé sous l'immensité du ciel.

samedi 28 juin 2025

2355 - Ma soupe

Mon grand rendez-vous de la journée sonne ses coups fatidiques au fond de ma marmite.
 
La soupe du soir, que je confectionne avec ce que mes sillons m'offrent de meilleur, constitue un rituel à portée de ma nature simple et rustique. Véritable sommet clôturant les heures de ma paisible existence d'ermite, mon bouillon de légumes frais est une prière dédiée au dieu des péquenauds.
 
Avec mon chapeau de clodo, mon manteau de garou, mes sabots de crotteux et mes fagots de gueux, je suis un miteux heureux.
 
Après le crépuscule, tout devient plus confidentiel, intime et secret sous mon toit. Parfois pendant mon repas je laisse ma porte ouverte sur l'obscurité : la magie de la nuit entre chez moi et parfume mes navets et carottes de mystère.
 
Il ne m'en faut pas beaucoup pour que je me taise de bonheur : un mets chaud composé des primeurs du jardin que je déguste au pied de la cheminée, avec vue sur les ténèbres du dehors, me suffit pour combler ma soirée. Ces petits riens, qui à mes yeux valent une fortune en termes d'instants précieux, font partie des trésors de mon royaume.
 
Mon silence devant l'âtre n'est qu'une flamme de joie sereine. Je n'entends plus que le crépitement du feu et le cri de la chouette au loin.
 
Une fois mon bol terminé, je referme l'huis sur ma solitude. Repus de ce festin maraîcher, je rêve et médite en accrochant mon regard sur les pommes de pin exposées un peu partout dans mon antre, ravivant de temps à autre la braise jusqu'à ce que le sommeil me pousse vers mes draps.

Je nourris pragmatiquement mon corps des fruits de la glèbe, et en m'émerveillant de ces cultures, me dote indubitablement d'ailes.

Demain et les autres jours je reproduirai cette routine, après avoir ramassé du bois et travaillé au potager, humblement, humainement, sans éclat particulier mais sans inutile misère pour autant. Avec toute la vérité de mes mains conçues pour plonger dans l'ombre de la terre et de mon âme faite pour voler dans la lumière.

vendredi 27 juin 2025

2354 - Les fées n'existent pas !

Je fus réveillé vers les trois heures du matin par un rêve étrange : des êtres ressemblant à de pâles lueurs me tiraient de mon lit en me demandant d'aller les rejoindre dehors. Certes ce n'était là rien qu'une chimère issue de mon sommeil, cependant je constatai l'évidence : je me tenais debout au seuil de ma porte, bel et bien éveillé. Je n'avais plus qu'à la pousser pour me retrouver sous les étoiles. Ce que je fis.
 
Je me dirigeai machinalement vers les profondeurs de la forêt. Sans raison objective. Il n'y avait nulle autre chose à voir que des arbres plongés dans les ténèbres. Avec, au-dessus de ma tête, quelques constellations à travers les feuillages.
 
Mais très vite, de vagues formes lumineuses apparurent autour de moi, pareilles à de longues robes blanches voguant dans les airs et rasant les herbes. Comme des nébulosités glissant mollement au-dessus du sol. Une nappe de brume faiblement éclairée par le ciel étoilé ? Peu probable... Des reflets d'aurore sur les ramures ? Non, le lever du Soleil était encore loin... De silencieux d'éclairs rejetés par des restes d'orage ? Impossible, la nue paraissait si claire et si calme...
 
Ma pure imagination alors ? L'expérience semblait palpable, je ne délirais pas ! Je percevais ces fées avec toute la lucidité de mon esprit de lourdaud des bois chaussé de gros sabots ! Quoi ? Qu'ai-je dit ?
 
Ces "fées" ?
 
Qui a parlé de "fées" ? Pourquoi donc ai-je choisi ce mot ? Ce terme vient de sortir spontanément de ma pensée. N'ai-je pas pourtant les pieds sur terre ? Je sais bien que ces entités fabuleuses n'existent pas... Non, je fais erreur, je ne dois pas me trouver dans mon état normal en vous racontant cela... Il ne s'agissait pas de ces figures irréelles échappées d'un livre de contes pour enfants. Je crois plutôt avoir eu affaire à des papillons nocturnes, à des feuilles dans le vent, au vol des chouettes ou à de la condensation d'humidité sous les frondaisons...
 
Même si je sais au fond de moi que ces explications rationnelles ne tiennent pas la route, je continue de refuser à admettre la réalité de ce que j'ai vu de mes yeux dans le secret de la sylve. Je ne puis me résoudre à concevoir l'inimaginable. Ma solitude d'ermite à la peau dure comme l'écorce me jouerait-elle des tours à ce point tordus ?
 
Qu'avais-je réellement rencontré sous le firmament ? Quelle force onirique inconnue m'avait extirpé de mes draps pour me conduire à l'extérieur de ma demeure ? Et dans quel but ? Pour me prouver quoi ? Que ces femmes aux apparences de fumées ne sont pas des rêveries ? Je ne m'attardai pas dans l'obscurité parmi les troncs qui m'encerclaient et m'en retournai bientôt sous mes couvertures, plein d'incertitude.
 
Mais je ne parvins plus à dormir, jusqu'à ce que l'aube arrive. Si les fées ne sont pas des faits, alors comment cela se fait-il que des flammes s'allument toutes seules en pleine nuit et que des ondes dansent à mes côtés ?

jeudi 26 juin 2025

2353 - Le bon air de mon exil

Depuis les profondeurs du trou où je me trouve, je n'ignore pas que mon bonheur de solitaire constituerait le malheur de la majorité des mes contemporains. Mon confort d'ours serait invivable pour leurs normes de caniches. En tant qu'ermite à la peau dure, mes sources de joies feraient fuir ces citadins sensibles et frileux. Et mes plus beaux rêves équivaudraient à leurs pires cauchemars.
 
Mon paradis ressemble tellement à leur enfer...
 
Et inversement, leurs trésors se résument à de pures futilités mes yeux. Je vomis leurs délices, trop sucrées à mon goût. Je ne digère ni leurs écoeurantes guimauves ni leurs flasques ivresses intellectuelles. Cette humanité sophistiquée manque de poésie. Ces hommes sans ailes deviennent des produits proprets, aseptisés et sottement hyper connectés. De leur côté, ces délicats parfumés doivent assurément me taxer de puant sanglier.
 
Les invariables insignifiances et incessantes distractions technologiques alourdissent les âmes de ces mondains savonnés. Tandis que mes pesants sabots tout crottés me confèrent des légèretés d'oiseau au milieu des bois, parmi les fleurs et la friche. Là je respire le bon air de la vie brute, authentique, franche, pleine de saveur avec son sel et ses amertumes.
 
Là je décolle sous l'azur : je me sens plus aérien que jamais dans ce décor naturel en contact avec l'essentiel. Là je vole enfin, loin des écrans aliénants, si proche des vraies couleurs et lumières de la Création... Là je me retrouve au sommet de mes véritables aspirations qui ne sont nullement celles, hautement stupides et bassement matérialistes, de ce siècle d'obscurantisme informatique.
 
Les adeptes de la modernité bête et méchante, enchaînés à leur progrès technique, s'entourent de caméras de sécurité surveillant leurs domiciles à distance, se branchent sur des instruments mesurant leurs battements de coeur et le nombre de leurs pas quand ils se promènent... Ils se bardent de toutes sortes d'alarmes et autres merveilleux gadgets leur indiquant au mètre près où ils se trouvent sur le globe... Pour ne pas se perdre géographiquement parlant, alors qu’ils sont déjà déboussolés dans leur tête, leurs repères étant virtuels et non plus réels.
 
Ils régressent ainsi dans la prudence et les protections en tous genres jusqu'au ridicule, s'atténuent dans la frilosité jusqu'à l'indignité, se diminuent dans la réduction des risques jusqu'à l'absurde... La surprise n'existe plus pour eux. Ils savent déjà le temps qu'il fera le lendemain, sûrs de la fiabilité de leurs "applis".
 
A force de se focaliser sur leurs appareils mobiles et de ne voir le monde qu'à travers ces lucarnes portables qui les vident de leur sève humaine, ils oublient d'aller se brûler à la flamme des choses et des êtres, de se laisser piquer par les orties, de s'écorcher les doigts contre les épines, de se jeter dans le feu de l'orage et de trembler d'amour sous le tonnerre d'un oui ou d'un non !
 
Réfugiés dans leur bulle insipide, ils portent des casques, contractent des assurances, filment leurs anniversaires de veaux pour les montrer au reste du troupeau tout en floutant les plaques d'immatriculations de leurs propres voitures... Ils ont des exigences de limaces, des désirs d'ovins, une morale de pantins. Leur sort est calculé, réglé, prévu.
 
Et pendant qu'ils s'étouffent dans leurs prisons enfumées d'illusions, je m'aère dans les herbes folles.

mercredi 25 juin 2025

2352 - Un jour ordinaire

Il est tôt, je me lève d'un pied de pauvre, éclairé par l'aurore et salué par la solitude.
 
La cendre dans l'âtre est froide et le jour frappe à ma fenêtre. Mes rêves de la nuit sont oubliés, la journée commence sa grande pièce de théâtre. Il est temps d'aborder cette nouvelle aventure d'un oeil neuf et, comme je le fais à chaque page du livre de ma vie, de laisser entrer la joie sur la scène.
 
Je fais naître la flamme et taire le moindre souci. La pénombre dans la pièce est légère et l'heure devient paisible. Je tiens une bûche d'une main et tend l'autre à la providence.
 
Dehors le matin s'annonce médiocre, avec sa fade tiédeur et sa molle grisaille. Tant mieux ! L'espoir de plus d'âpretés me bercera de promesses de pluie et de vent ! Imaginaires ou réels, l'onde et la tempête seront les bienvenues dans ma tête en fête !
 
Et si par miracle il advient que le ciel s'écrase effectivement sur la forêt et l'inonde de tristesse et de boue, alors je marcherai dans une mare de lumière mêlée de fange pour mieux atteindre le crépuscule et ses marécages enflammés. Et le soir aura pour moi les délices de la fatigue et l'odeur du bon feu de bois...
 
Et si rien de tout cela n'arrive, si la nue demeure uniformément morne et plate et la terre calme et sèche, j'avancerai avec la même ferveur vers le lumineux horizon. En empruntant le chemin qui s'offre à moi sans jamais le maudire, quel qu'il soit, je rejoindrai de toute façon le rivage vespéral avec plein d'azur dans mon âme.
 
Mais le Soleil s'éteint peu à peu derrière l'épaisseur des nuages, je dois sortir pour aller confectionner des fagots. Le labeur est salutaire pour mon corps et mon esprit, et le rude contact avec la nature a la douceur d'un baiser au goût d'écorce. Je ramène mon trésor de branchages vers midi.
 
La rivière me rafraîchit de ses gifles glacées, je puis me restaurer de pain chaud et de lait frais : j'ai les idées claires et un appétit de bûcheron ! Il me reste assez de courage et de vertu dans les sabots pour aller glorifier la Création jusque dans l'ombre profonde de la sylve, avant que l'astre ne se couche.
 
Je suis de retour de cet humble voyage qui m'a emmené juste à deux pas de ma maison. Et pourtant je reviens de loin.
 
Je viens de traverser l'océan ordinaire de mon quotidien d'ermite.
 
Une odyssée dans la simplicité.

mardi 24 juin 2025

2351 - Vie de rêve

Dans mon royaume de friches et de bois, je suis heureux comme un crapaud dans sa mare.
 
Avec mes allures d'épouvantail sylvicole, j'admets que je serais effrayant aux yeux de bien des citadins ! Dieu merci, je ne suis pas là pour plaire au siècle mais pour enfoncer mes sabots de crotteux dans l'humus, plonger ma tête de sanglier dans la rivière et poser mon cul de péquenaud devant la cheminée !
 
Chez moi tout à cent ans de retard, c'est dire combien je suis en avance sur mon temps !
 
Impossible de me lasser des arbres qui m'entourent, des bûches que je fais brûler dans le foyer, des pommes de pin entassées sur ma table et près de l'âtre, de la marmite où mijotent mes patates, des feuilles mortes, des fougères ou des herbes folles formant mes tapis de verdure.
 
Sous mon toit ça sent bon le foin, la suie, les fruits qui mûrissent et le tilleul qui sèche. De simples morceaux d'écorce de pin ou des fagots entreposés sur le sol battu suffisent à embellir mon palais d'ermite. 

Et l'humble flamme du soir instaure une ambiance magique dans la pièce.
 
Les éléments bruts de la nature composent le sobre décor de ma demeure. Ce qui rend chaleureux cet antre de paysan où je vis. Le rituel quotidien du feu vespéral est à chaque fois un enchantement. Le spectacle du crépuscule, qu'il soit flamboyant, sinistre ou bien médiocre, ne m'ennuie jamais. Et l'obscurité qui s'installe sur la forêt avec son noir manteau devient la meilleure compagne de mes soirées, une fois ma porte refermée.
 
Et lorsque le froid frappe à mon huis, je le laisse entrer lui aussi. Je ne crains nullement les rigueurs saisonnières, elles forgent mon bonheur de bête solitaire.
 
On l'aura compris, je ne suis pas un collectionneur d'art, pas un endimanché de la ville, pas un adepte des salons feutrés. Je ressemblerais plutôt à un hérisson nichant dans une étable. Mes sources de joie se limitent à la présence de ma chandelle, à la braise qui me tient en éveil, à la pluie qui me donne envie de sortir, aux chants des corbeaux et aux cris des hiboux qui peuplent mes jours et mes nuits de rêves de bûcheron.

Mon existence est rustique, mon gîte grossier, mon âme aussi légère que la Lune.
Désormais je joindrai les brouillons de mes textes afin d'agrémenter mon blog. Mais ces papiers noircis ne sont pas systématiques : uniquement lorsque je rédige mes oeuvres loin de chez moi, en pleine nature la plupart du temps. Les plus curieux d'entre vous pourront consulter la totalité de mes manuscrits archivés ici : https://lune7.blogspot.com/

2350 - Ma solitude

Ma solitude n'est nullement un poids mais une délivrance, un allègement, une liberté.
 
Certes je vis sans femme au milieu des bois. Mais non sans flamme.
 
Certes mes amis se résument aux rats. Mais eux sont toujours là : ils me restent fidèles même lorsque je n'ai pas besoin de leur gloutonne affection.
 
Certes je ne parle qu'aux carottes, patates et navets de mon jardinet. Mais eux savent me répondre avec la profondeur de leurs racines : ils connaissent la portée infinie du silence.
 
Certes je ne bois que l'eau de pluie. Mais elle suffit amplement à m'abreuver car je n'ai soif que d'essentiel, non de superficiel.
 
Certes lors de mes veillées je rencontre mon ombre. Mais c'est l'âtre radieux qui la fait naître.
 
Certes les soirs d'hiver j'ai froid dans mon lit austère de célibataire... Mais la neige dehors n'en apparaît que plus virginale, et mes matins sont d'une beauté éclatante.
 
Je me retrouve seul sous le ciel et ne demande pas mieux.
 
Non je ne suis pas misanthrope, je cherche simplement à être accompagné de pure légèreté : de moi-même avant tout, et de rien d'autre qui pourrait m'alourdir. Quiconque a des ailes d'envergure sera mon hôte privilégié !
 
Voilà la raison pour laquelle les corbeaux, ces noirs troubadours aux allures de vieilles sorcières, ont ma préférence. Ceux qui comme eux viennent me chanter le brouillard, le crépuscule et les brillants cauchemars sont les bienvenus chez moi ! Les fleurettes sans épines m'ennuient. J'estime l'épouvantail en guenilles plus beau que le citadin en dentelles.
 
Vivre sans cette pesante et encombrante compagnie humaine, c'est faire le choix du feu, de la friche, de la boue, du gel et des cailloux : toutes ces choses qui me sont si douces.
 
Ces richesses ont vraiment de l'importance à mes yeux. Prenons le simple exemple des croasseurs : comment pourrais-je me prétendre heureux sur cette Terre sans la proximité des corvidés ? Si je n'entends pas l'écho de leurs concerts lugubres, puis-je réellement trouver du sens à ma vie ? Si l'on me prive de la présence de ces magnifiques spectres aux cris rauques, ce ne sont certainement pas les artifices de la ville qui m'apporteront de la joie ! Comment entretenir l'allégresse dans mon coeur loin de ces véritables sources de lumière ?

Imaginez alors une existence hors de la forêt de ses multiples autres trésors... Le luxe de la civilisation est pour moi un enfer. Mon paradis est composé de ce qui pique, râpe, tonne, effraie, fait frissonner sous les arbres et rêver au coin de la cheminée.

Au sommet de mon isolement, je me chauffe non pas au bête soleil du jour qui plaît tant aux mondains en goguette, mais aux fines étoiles de la nuit qui font soupirer les gros sangliers de mon espèce !

lundi 23 juin 2025

2349 - Je découvre une tombe

En allant ramasser des fagots loin de mon habitation, j'ai découvert une plaque mortuaire enfouie sous la friche, en un endroit de la forêt quasi inaccessible. De toute évidence elle croupissait officieusement sous l'humus, entourée par les ronces. Fébrile, j'ai essayé de gratter la pierre afin d'y lire l'identité du défunt gisant là à l'insu du reste du monde.
 
Malheureusement, la tombe étant trop ancienne, trop érodée par le temps, je ne suis pas parvenu à déchiffrer les mots qui, y étaient gravés. Totalement illisible, la dalle est devenue anonyme. De fait, j'avais sous mes pieds un véritable mystère.
 
Apparemment nul n'avait jamais eu connaissance de cette fosse sise au milieu de la sylve depuis plus d'un siècle, à en juger par l'épaisseur de la végétation qui la recouvrait. La présence incongrue de ce tombeau sans plus de nom ressemblait non pas à un simple abandon mais à un trésor caché.

Je ne crois pas me tromper en pensant qu'il s'agissait non pas d'une volonté d'oublier le mort, d'une tentative de l'effacer des mémoires mais plutôt d'une démarche consistant à le dissimuler au plus grand nombre, à préserver son secret, l'inhumation ayant visiblement été faite dans la plus parfaite clandestinité. Mais pourquoi ? Que faisait donc cette sépulture en un lieu pareil ? La réponse à cette question nébuleuse se trouve... dans les nuages ! Perdue dans les méandres d'une affaire ancestrale révolue et évaporée.

Suis-je le premier à avoir déniché cette chose extraordinaire ? Je veux bien le croire. Quelle suite dois-je donner à cette trouvaille ? J'ai finalement décidé de ne rien déclarer et de laisser ce modeste mausolée à son silence éternel, respectant ainsi les souhaits des acteurs de cette obscure pièce de théâtre.

J'ai soigneusement fait redisparaître la demeure funéraire dans l'ombre de la terre, sans chercher à en savoir plus. Le coin, particulièrement inhospitalier et isolé restera encore longtemps à l'abri des regards et des passages humains. 

Que ce sobre sépulcre ait été mis à cet emplacement précis pour de bonnes ou de mauvaises raisons, cela ne me regarde pas. C'est de l'histoire évanouie dans les incertitudes du passé, impossible à apprécier dans sa réelle mesure. Pour moi tout cela se résume juste à une réalité étrange à laquelle je fais face avec recul et humilité.

Désormais je sais qu'une énigme couve dans ces bois où je me suis retiré. N'est-ce pas suffisant pour ajouter un peu plus de profondeur aux flammes de ma cheminée, le soir au coeur de ma solitude ?

dimanche 22 juin 2025

2348 - Le randonneur

Alors que je me trouvais fort éloigné de ma demeure, enfoncé en plein coeur de la forêt, hors de toute interaction avec le monde extérieur, autrement au milieu de nulle part, isolé à l'extrême, du moins je le croyais, je croisai un drôle d'énergumène.
 
Il m'apparut au détour d'un sentier, grotesque, dans toute sa laideur et sa vulgarité.
 
Il ressemblait à un sacré guignol, ou plus exactement à un foutu croquignol selon l'idée que je m'en fais, depuis mon point de vue partant de l'humble hauteur de mes sabots de bête des bois.
 
Avec ses multiples écrans fixés un peu partout sur le corps, coiffé d'un casque surmonté d'une caméra en train de filmer, ganté et empoignant deux bâtons en fibres de carbone (munis sur le côté de vagues feux clignotants), vêtu d'un short agrémenté de larges bandes jaunes fluorescentes, chaussé de souliers aux couleurs éclatantes avec de l'air à l'intérieur, ses écouteurs plantés dans les oreilles, ses énormes lunettes-miroirs sur le nez, qu'il avait d'ailleurs percé d'un anneau, l'homme qui se tenait devant moi n'était déjà plus un bipède.
 
J'assimilais plutôt cette outrance humaine à un authentique bovidé...
 
Accoutré comme un pantin sans dignité et de toute évidence façonné par les pires idioties de son époque, conditionné par les vogues les plus imbéciles qui soient, manipulé par ses nombreux maîtres, esclave consentant de tous les mercantilismes aliénants, adepte inconditionnel de stupidités onéreuses, j'avais en face de moi l'incarnation du parfait abruti.
 
Un cornichon sur pattes.
 
La caricature de ce que peut donner la modernité quand elle est dénuée de lumière. La pathétique et bigarrée peinture de l'influence des médias, des modes, des promoteurs de la pensée au rabais.
 
L'avachissement d'un esprit en pleine action.
 
Bref, un pur produit de ce siècle.
 
Harnaché de la tête aux pieds avec ces objets hétéroclites, bardé de ces technologies de pointe, encombré par ces gadgets inutiles, l'être qui se présenta à moi, à la fois pitoyable et risible, sembla ahuri en me découvrant avec mon chapeau de paille et mon manteau d'épouvantail, aussi rustique qu'un tronc d'arbre. Visiblement, de toute sa vie il n'avait jamais eu affaire à un oiseau de mon espèce !
 
Je m'adressai à l'inconnu sur un ton plaisant, mi-ironique, mi-premier degré :
 
— Quel prototype branché vous êtes, dites-moi !
 
Ce à quoi il me répondit, ravi et rassuré de me savoir au fait des derniers progrès techniques, contrairement à son impression initiale :
 
— Je suis un randonneur bien équipé, c'est vrai !
 
J'enchaînai, profitant de sa bonne humeur pour le titiller sans qu'il ne s'en rende trop compte :
 
— Ah ! Vous vous promenez ! Toute cette électronique, ces fils, ces instruments de mesures, ces mille précautions qui vous alourdissent, c'est donc pour faire des pas dans la nature ? Comme vous m'impressionnez ! Diantre ! Et puis pourquoi ce casque sur votre front ?
 
Lui, très sérieusement :
 
— Le casque, c'est pour les chutes.
 
Etonné, je repris :
 
— Pour les chutes ? Contre les chutes vous voulez dire ?
 
— Oui contre les chutes, si vous préférez.
 
— Quelles chutes ? C'est si dangereux que ça de marcher ?
 
— Oh oui ! C'est assez périlleux. Je dois être prudent. Le casque me protège des glissades potentielles lorsque je marche. Je pratique une activité accidentogène vous savez... Mieux vaut prévenir que guérir. Ce pare-chocs crânien n'est pas du luxe !
 
Il me donna là la confirmation de son infinie sottise. Je fis un morceau de route avec lui, consterné et amusé en même temps par tant de vacuité... Nous nous séparâmes bons amis au bout d'un kilomètre. Je le laissai à ses ânesques certitudes, sachant que sa maturité ne viendrait qu'avec l'expérience et les décennies. Je ne pouvais rien pour lui, à mon niveau.
 
De retour chez moi, en allumant le feu dans ma cheminée, je repensai à cette âme éteinte, pauvre victime des mirages et folies de la civilisation... J'éprouvais de la peine pour ce mollusque connecté.

Le crépuscule s'achevait, le soir arrivait. Les simples bûches qui s'enflammaient dans l'âtre me comblaient de leur divine intelligence.

samedi 21 juin 2025

2347 - La nuit

L'arrivée de la nuit sur la forêt s'annonce pour moi tantôt comme une porte qui se ferme, tantôt comme une fenêtre qui s'ouvre, selon le chemin qu'emprunte mon âme. C'est à chaque fois un trou par où me réfugier ou une issue par où m'évader. Du fond de mon antre de solitaire, la fin du jour prend une dimension nécessairement sacrée. Chaque soir est un nouveau voyage, un horizon neuf, un espace qui renaît dans le noir.
 
Lorsque le Soleil se couche, un autre monde se lève. L'obscurité s'installant autour de mon foyer n'est pas une impasse car en vérité ma route se poursuit. Ma maison n'est en réalité pas un simple point d'attache statique où tout s'arrêterait jusqu'à l'aube, mais un navire silencieux traversant les profondeurs nocturnes.
 
Après le crépuscule, l'ombre fait place aux ténèbres et c'est précisément là que sonne le moment crucial de ma soupe. La marmite qui fume est le grand signal de départ : je m'assied à la table devant mon assiette et l'aventure commence ! Je chevauche les ailes de la légèreté qui, inévitablement, m'emporteront en direction de ce sommet emblématique de la soirée nommé "minuit". Mon repas terminé, je me repose au coin du feu et, tenant mon tisonnier aussi noblement qu'un sceptre, je remue un peu la braise. Je deviens le roi incontesté de ma demeure.
 
Cependant, à mesure que le temps s'écoule et que la flamme s'attarde dans l'âtre, mon royaume s'étend par-delà le toit au-dessus de ma tête : je somnole et bientôt je régnerai sur une contrée aussi vaste qu'insaisissable, aussi brillante qu'impalpable : le pays des rêves.
 
Mais avant d'aborder ce rivage fabuleux, je dois mener des guerres héroïques contre le sommeil qui me gagne progressivement. Faire face à des armées de marchands de sable qui, sournoisement, alourdissent mes paupières. Vaincre d'invisibles ennemis qui me harcèlent et veulent me terrasser sur place. Il me faut résister et suivre à la lettre les plans des généraux du pragmatisme qui m'obligent à passer par diverses étapes laborieuses et épreuves mesquines pour pouvoir enfin atteindre mon lit.
 
Une démarche anodine et frontale dans la théorie mais terriblement difficile à mettre en oeuvre. Je parviens finalement à conquérir mon oreiller, au prix de mes derniers efforts de dormeur debout. Il est tard et le cadran des heures indues s'est lui-même assoupi plus tôt que moi.
 
Tout s'apaise, tout se met en veille entre mes murs sages.

Dehors les étoiles font étinceler le ciel ou bien la pluie fait frissonner la terre, peu importe. Je suis parti, et ne reviendrai de mon odyssée que lorsque les premières lumières de l'aurore reviendront, comme chaque matin, sanctifier ma solitude.

vendredi 20 juin 2025

2346 - Le braconnier

Je ne suis pas si seul que je le croyais dans ces bois. Un braconnier rôde autour de ma demeure pour y prélever du gibier. Certes je ne le vois pas directement mais je tombe régulièrement sur ses pièges. Discret, furtif, invisible et insaisissable comme le vent, ce voleur de vies révèle cependant sa présence à travers son trafic. Et il se montre particulièrement actif à en juger par le nombre de collets que je découvre.
 
Le braconnage relève d'une pratique d'un autre âge, issue d'une mentalité dépassée qui n'a plus cours en notre siècle de toutes les modernités. En fait, voilà bien une richesse culturelle perdue, au moins à mes yeux... Comme je suis heureux de constater qu'il reste encore des esprits archaïques pour perpétuer cette activité jugée obsolète et cruelle !
 
Précisément, et contrairement aux idées faussement humanistes en vogue, le piégeur de lièvres qui par ses choix séditieux viole les lois contemporaines apporte en réalité de la chaleur humaine dans cette société aux règles idiotes, rigides, froides, dictées par des hommes ressemblant à des "machines à réglementer les moeurs".
 
Il me semble que des bureaucrates hors-sol, purs citadins façonnés par de sottes théories écologiques, décident à la place des ruraux ce qu'ils doivent faire sur leurs propres terres ancestrales et ce qu'ils doivent penser sous leurs chapeaux de péquenauds... Depuis le sommet de leurs tours climatisées, aseptisées, architectures utilitaires se résumant à des carrés de béton en tous points conformes aux normes en vigueur, et dûment chaussés de leurs souliers cirés, ils gèrent ceux qui ont les sabots enracinés dans la glèbe. L'administration est un ogre sans coeur.
 
Personnellement je n'étrangle ni ne transperce les animaux, je ne les blesse ni ne les tue de quelque manière que ce soit, mais je considère que les carnassiers, dont les chasseurs bipèdes font partie eux aussi au même titre que leurs inférieurs quadrupèdes, ont le droit à la parole au sein de la souveraine nature. Et surtout ils détiennent la génétique légitimité de refermer leurs crocs sur le cou de leurs proies. La traque des bêtes sauvages, qu'elle se fasse au fusil ou au lacet, n'est pas qu'une affaire à but bassement et strictement alimentaire, c'est également un fol amusement, un jeu exaltant, un plaisir intense pour celui qui tient l'arme ou pose ses filets.
 
Je respecte par conséquent le tueur de la forêt et lui laisse ses prises. Tel un fantôme, il passe et repasse aux mêmes endroits stratégiques sans que jamais je ne le croise. Je le soupçonne d'être un bon connaisseur de la faune et du territoire, avec de l'expérience. Une espèce de vieux paysan fûté aux us anciens. Le dernier des Mohican botté, crotté, buriné. Un digne épouvantail de la contrée, j'en suis sûr ! J'imagine qu'il doit connaître l'emplacement de mon trou de renard... Peut-être un garde-champêtre en retraite reconverti dans les passe-temps illicites...
 
Il me plaît à savoir que du fond de la sylve un inconnu, frère des chemins oubliés, agit dans l'ombre à proximité de ma maison.
 
Je suis comme lui, indécelable sous les ramures, et je fuis les lustres de la ville parce que je préfère vivre dans le chaleureux décor d'un terrier. En demeurant loin des valeurs dominantes, en me coupant de tout, je ne sacrifie pas mes heures précieuses à ce monde moderne. Celles qui s'écoulent sur le cadran de la vraie liberté et qui ne sont pas comptabilisées sur les registres informatisés et donc pas imposables. Mon mode d'existence dépouillé et rustique n'entre pas dans les cadres établis.
 
Et pendant que l'autre braconne, je vole tel un oiseau au-dessus de ces lourdeurs que l'on aurait voulu m'imposer. Lui et moi restons dans nos hauteurs individuelles, nous échappons aux regards d'en bas.
 
Ma solitude d'ermite est une position authentiquement anti-cité.

jeudi 19 juin 2025

2345 - A l'ombre des arbres

Lorsque je me trouve sous les ramures, à l'abri de toute pollution citadine, fraîchement isolé l'été, protégé des bruits de la civilisation, caché du reste du monde, j'ai déjà gagné la moitié de mon bonheur du jour. La deuxième moitié consistant à voir brûler des pommes de pin dans ma cheminée, écouter religieusement le chant des corbeaux ou bien confectionner des fagots sous les lueurs déclinantes du crépuscule. Enfin, ce genre de chose qui n'a nullement cours sur les boulevards de la capitale et ailleurs dans les centres-villes pleins de feux-rouges et de goudron.
 
Les branches au-dessus de moi forment mon second toit. Et à travers les ouvertures dans  les feuillages, j'entrevois des oiseaux, des nuages et de l'azur : un océan de lumière peuplé de légèretés.
 
Ainsi entouré de troncs, encerclé de végétaux, prisonnier de la nature, je n'ai d'autre horizon que la verdure, ne respire que l'odeur de l'humus, n'espère que les bienfaits des saisons.
 
Je m'étends sous les arbres pour y dormir ou y méditer, m'y prélasser ou y réfléchir. Là est mon plus cher plaisir d'ermite en quête de paix. Il y en a de sombres, de larges, de denses, de clairs, d'inquiétants ou de rassurants. Tous sont mes alliés, mes compagnons de solitude et de rêves.
 
Avec leurs bras grands ouverts ou leurs aspects plus spectraux, leurs silhouettes ogresques ou leurs lignes élancées, leurs allures de sages philosophes ou leurs dégaines d'épouvantails dégingandés, ces enracinés ont les pieds résolument plongés dans ma terre d'exil. Comme des frères de sédentarités, eux et moi sommes faits du même bois.
 
Telles des entités protectrices, ces nobles et singulières figures composant la forêt me couvrent de leur ombre perpétuelle. Sous leur voile je rayonne pareil à un astre pâle. Eclipsé des cités, oublié par la société, enseveli sous l'éternelle mélancolie de la sylve, je brille sans témoin dans mon trou.
 
Et c'est tout ce que je demande !

Au fond de ma retraite loin des fracas du siècle, je ne supporte plus que le regard de ces têtes verdoyantes couronnées de feuilles.

mercredi 18 juin 2025

2344 - Une belle journée

En me levant à l'aube je surprends un rat énorme sur ma table, bien gras et peu farouche. Tandis que je pousse la porte du dehors et que la lumière du jour pénètre dans la pièce, il s'éclipse paresseusement en direction de l'ombre. Une volée de corbeaux passe juste au-dessus de moi dans un concert de croisements. Je constate que des monticules de terre fraîche sont apparus autour de mon potager, occasionné par des taupes. J'aperçois une vipère dans l'herbe non loin de moi. Je m'en écarte prudemment et la laisse poursuivre son chemin.
 
Décidément, dès le matin je suis bien accompagné ! Ma journée s'annonce radieuse.
 
L'eau de la rivière qui coule à proximité est idéalement glaciale. J'en profite pour m'y baigner matinalement, non sans un frisson mêlé de délice. L'effet revigorant de ce bain de rigueur vaut un café brûlant. Une fois séché au vent, je fends des bûches à la hache pour le feu. Un excellent exercice sain et utile qui me permet de me réchauffer rapidement !

Le ciel est chargé, la pluie arrive bientôt : je vais pouvoir m'oxygéner davantage sous l'onde bienfaisante se déversant sur la forêt, dûment chaussé de mes fameuses bottes de « balourd des bois ». L'averse me garantit la sérénité et la solitude de ma promenade méditative. Sous son règne austère, je n'ai aucune présence citadine à redouter. Grâce à cette bénédiction aqueuse, nul importun pour venir enlaidir mon espace sacré. L'horizon se maintient au gris fixe et reste salubrement désert. Un vrai paradis d'ermite !
 
Mais il est déjà l'heure d'aller me restaurer. Du bon pain, un peu de fromage et quelques patates me suffisent. Je suis calé pour une éternité de bonheur ! Me voilà sur le point de partir à la découverte d'une nature nouvelle, divinement arrosée par un océan de nuages...
 
En allongeant le pas depuis mon refuge, je m'engage dans une énième aventure vers un inconnu à dimension humaine, un lointain à l'échelle de mon humilité, un voyage purement poétique qui ne nécessite pas le moindre bagage, si ce n'est le plus léger d'entre tous : mon âme.
 
J'irai ainsi jusqu'au bout de l'Univers, c'est-à-dire au sommet de mes pensées, au cœur de ce coin reculé où plongent mes racines de sanglier bourru !
 
Content de tout, à part des visiteurs trop bien vêtus, je chemine sous les arbres jusqu'au soir et termine mon tour du monde en retrouvant mon foyer de célibataire.
 
Et là, devant l'âtre, fatigué, je continue mon exploration. Mais cette fois, en déployant mes ailes oniriques pour un vol statique.

Et je vais encore plus haut, ronflant comme un phacochère dans mon lit bordé d'anges.
Désormais je joindrai les brouillons de mes textes afin d'agrémenter mon blog. Mais ces papiers noircis ne sont pas systématiques : uniquement lorsque je rédige mes oeuvres loin de chez moi, en pleine nature la plupart du temps. Les plus curieux d'entre vous pourront consulter la totalité de mes manuscrits archivés ici : https://lune7.blogspot.com/

2343 - L'intruse

En sortant de ma demeure à l'aube je repérai des traces de pas autour de mon potager. On avait nuitamment pénétré chez moi ! Quelqu'un était venu tourner autour de mes sillons, piétinant impunément la terre meuble juste à côté. Mais sans rien détériorer ni voler cependant. Les empreintes étaient bien marquées... Une personne menue, un enfant peut-être, à en juger par la taille du pied venu se poser ici.
 
Qui donc avait osé s'aventurer si hardiment dans les profondeurs de ce monde sylvestre où je suis secrètement réfugié ? Qui avait réussi à découvrir mon trou d'ermite, si loin des éblouissements de la modernité ?
 
C'est là que je remarquai un objet intrigant sur le sol. Une attache à cheveux... Ce que l'on appelle communément un "chouchou". J'examinai de plus près ma trouvaille. Je distinguai quelques longs crins blonds restés accrochés à la pièce de tissu. En outre un parfum prestigieux se dégageait du textile. De toute évidence l'indésirable intrus se révélait être une jeune femme... désirable !
 
Une parisienne, pourquoi pas ?
 
Ainsi donc une créature de la ville osa cette même nuit, et avec quel toupet, visiter mes patates et carottes ! Mais dans quel but ?
 
Je n'aurais pas l'audace d'imaginer qu'un ours aussi lourdement botté que moi puisse d'une manière ou d'une autre jouir d'une renommée dépassant les bornes de la forêt, au point d'attirer les biches pomponnées et autres mondaines lustrées de la capitale ! S'il est vrai qu'au cours de ma retraite dans ces bois de rares individus ont pu, fort inopinément, croiser mon chemin sous les ramures, pour autant nul ne connaît véritablement l'existence de mon gîte ici, à part quelques rats et deux ou trois corbeaux.
 
Alors, de quoi s'agissait-il ?
 
Avait-je eu affaire à une espèce d'idéaliste de la verdure partie en vadrouille hors de ses limites culturelles ? En somme, à la simple promenade nocturne d'une banale écervelée ayant abouti par hasard dans mon jardin ? Ou pour le dire autrement, à une poulette délurée échappée de la cité ? Difficile à croire... Je ne conçois guère une telle escapade bucolique en solitaire de la part d'une boulevardière en mal de sensations champêtres...
 
Décidément, la raison de cette mystérieuse intrusion me titillait... Que cela fût le résultat du passage d'un vagabond ivre ou d'un braconnier égaré ne m'aurait pas posé de problème. Mais une poupée de la belle société... Quel drôle de fantôme !

Jamais je n'obtins de réponse à mes interrogations. Cette irruption parmi mes légumes restera pour moi un mystère total. Finalement je jetai le serre-chignon dans le feu de ma cheminée et le regardai se consumer jusqu'au bout.

mardi 17 juin 2025

2342 - La chasse à courre

Tandis qu'un jour je m'étais éloigné dans les profondeurs de la forêt, je croisai une troupe de gaillards à cheval accompagnés d'une meute de chiens.
 
Une chasse à courre !
 
Un peu plus loin devant eux, un cerf. Un superbe mâle, immense, plein de majesté avec ses bois comme un candélabre désignant le ciel. Epuisé, acculé dans une impasse, il est sur le point de faire face à ses poursuivants.
 
Lors de cette promenade forestière le hasard m'avait donc amené à assister à une scène rare : le moment crucial d'un affrontement entre le bipède et l'animal. La rencontre ultime du prédateur avec l'objet de sa convoitise.
 
La pièce de théâtre va commencer. Je me cache derrière un tronc et observe en silence.
 
Un cavalier descend de sa monture pour courageusement s'approcher de sa proie, une dague à la main. Le premier est froid et concentré, la seconde essoufflée et effrayée.
 
Le drame qui inopinément se présente à mes yeux prend une dimension vertigineuse. L'enjeu est cosmique : la survie ou le trépas. Le triomphe de la vie ou l'anéantissement dans la mort. La gloire ou la chute.
 
Bref, le grand jeu de la nature, l'éternelle roue du destin, les forces vitales en action, le choc frontal entre la lumière et l'obscurité... Celui qui mourra aura fatalement tort.
 
Le spectacle me fascine. Qui de l'homme ou de la bête sortira vainqueur de ce duel sans merci ? Je ne veux pas perdre une seule goutte de ce sang qui va bientôt être versé !
 
Je frémis pour le vaillant tueur à la lame, si sûr de lui, tout en tremblant pour le gibier prêt à sauver chèrement sa peau... Lequel des deux succombera aux coups de l'autre ?
 
L'égorgeur, brave et résolu, se tient tout près du cervidé qui souffle et écume.
 
Tel un maître de cérémonie, le traqueur lève son arme... Dans son costume d'apparat, il brille comme un soleil. Mon coeur bat. Ma respiration se fige.
 
J'ai peur pour le matador. Dans un sursaut désespéré de défense, le quadrupède pourrait le blesser, voire pire...
 
Je n'ai pas le temps de m'émouvoir davantage : le couteau s'abat sur le cou de la victime qui s'effondre instantanément. Et lourdement... La carcasse gît aux pieds du boucher dans une flaque rouge. Heureux dénouement. Je me surprends à applaudir de joie et de soulagement !
 
Le meilleur a gagné, le faible a perdu. Telle est la loi.
 
Les veneurs m'invitent à trinquer avec eux. Je félicite l'exécuteur. Tout est bien dans le plus juste des mondes.
 
La fête terminée, je m'en retournai le soir à mon ermitage, encore tout émerveillé par l'esthétique déployée dans cette cause suprême.
 
Je sais que la société citadine maudit ces hardis aristocrates pour tant de pompe et de cruauté mêlées. En oubliant qu'elle se montre elle-même cruelle et laide : elle saigne l'agneau sans état d'âme, sans artifice ni sentiment. En abattant les êtres de manière industrielle, elle se croit plus vertueuse.

En réalité ses meurtres sont hideux, immondes, inhumains. Alors que les opéras martiaux de ces authentiques esthètes sont pleins de beauté, de noblesse et de dignité.

Sous mon toit de reclus je fais de ma solitude une oeuvre d'art moi aussi, en quelque sorte, loin des flasques, ignobles et hypocrites valeurs de la ville, en me réjouissant opportunément de la férocité ritualisée de ces sanguinaires seigneurs si bien organisés dans l'auguste sylve, au lieu d'en pleurer stérilement.

lundi 16 juin 2025

2341 - Les vers luisants

Certains soirs d'été des petites étoiles s'allument dans les herbes.
 
Ce sont des vers luisants qui, de manière dérisoire, imitent la voûte illuminée. Ces astres minces et éphémères ajoutent de la féérie à ces soirées déjà pleines de sérénité. Une dizaine de ces pâles flammes ici et là suffit pour enchanter toute la forêt. Ces insectes gorgés de lumière semblent être des flambeaux minuscules constellant la nuit.
 
Ils rendent ma vie nocturne légère, mettent un peu plus de feu à mes heures d'insomnie, prolongeant ainsi mes veillées estivales.
 
Ces étincelles incendiant la verdure m'électrisent. Elles m'ôtent le sommeil, me subjuguant de leurs signaux lumineux. Mon attention se focalise sur ces points mystérieux enfoui dans la végétation. Excité à la vue de tant beauté dans contenue dans si peu de chose, j'essaie de les attraper.
 
Je m'émerveille devant ces diamants animés qui, cherchant l'accouplement, brûlent d'amour dans ma paume...

Les millions de néons de la ville ne valent pas une seule de ces lueurs qui palpitent au creux de ma main.

Ce qui scintille sous mes yeux, aussi ténu soit-il, est vivant.

Ces créatures ressemblent à des miettes de Lune éclairant quelque recoin de la flore, comme de la braise de rêve versée sur la Terre.

En leur compagnie je rayonne d'un bonheur simple. Je suis pareil à ces bestioles irradiant de joie nuptiale sur le sol : depuis le sommet de ma paisible solitude d'ermite, je brille de folie moi aussi.

2340 - L'hôte qui pique

Dans la verdure reculée où je me suis enraciné, il y a un hôte particulier que j'apprécie encore plus que mes amis les rats hideux, il s'agit du hérisson. Son âpre compagnie me comble de satisfaction ! Parfois il gratte à ma porte ou bien erre aux alentours de ma maison. Je le recueille alors le temps d'une nuit où je le choie, rien que pour la joie de le sentir tout près de moi, sous mon toit.
 
J'honore mon invité de marque d'un festin de limaces et de lombrics bien frais ! A rendre verts de jalousie les rongeurs qui eux n'ont droit qu'à mes vieux restes et croûtons moisis. Certes, je les aime eux aussi avec leurs faces de malfaiteurs à dents jaunies et leurs queues pareilles à de gros vers de terre. Mais mon piquant copain est plus caustique et croustillant que ces rampants aux incisives putrides et aux moeurs ténébreuses.
 
Les fureteurs au poil sombre sont d'affreux et rusés courtisans, d'horribles convives aux feintes caressantes, d'intelligents escrocs aux crocs secs, d'ignobles séducteurs aux coups bas...
 
Lui est une ronce qui a du coeur.
 
Ce barbelé ardent a le sens acéré de l'amitié. Pour pouvoir le caresser, lui qui arbore d'épidermiques allures de buisson brûlant, il faut vraiment être un intime. Sa douceur se mérite : au prix de la douleur s'il le faut.
 
Je cajole cette écorce amère à la présence si chaleureuse... Du bout des doigts il est vrai, mais avec beaucoup de ferveur cependant ! Ses humeurs se répercutent toujours sincèrement sous formes de pics qui se dressent ou s'aplatissent. C'est aussi pour cette raison que je loge ce bruyant vagabond des friches et des jardins : pour sa rude apparence et sa tendresse cachée. Il faut apprendre à le connaître avec ses picots tantôt comme des braises, tantôt comme des baisers. Savoir dépasser sa blessante surface pour l'aimer en profondeur.
 
Après s'être restauré et reposé dans mon salon d'ermite aux lustres rustiques, je le libère au petit matin.
 
Après avoir réchauffé ma demeure de ses ondes bienfaisantes, je le regarde s'éloigner comme une boule de broussaille qui auprès de mon feu et de ma table a fait le plein de flammes et de lumière.

dimanche 15 juin 2025

2339 - Dans la pénombre

L'espace intime de mon foyer d'ermite ressemble plus à l'antre d'une bête des fourrés qu'à un salon feutré des beaux quartiers parisiens. La pénombre y est définitive, même lorsque j'allume des flambées. J'y entrepose et fais sécher fagots et bûches, pommes de pin et écorces de troncs, souches et branchages destinés à brûler dans la cheminée... Les glanes, graines, herbes, ressources diverses et récoltes opportunes ramenées de la forêt parfument toute la pièce. J'y respire la bonne odeur de l'humus. Mais également celle du feu de bois.

Dans cette semi-clarté permanente imprégnée d'effluves végétaux mêlés de relents de suie, mon esprit trouve une grande paix. Il se dégage une ambiance rustique sous ce toit sans électricité, ce qui rend le quotidien plus humain, plus chaleureux. Aucun objet superflu ne pollue le regard, toute la "décoration" consistant en l'exposition domestique des matières brutes. Poutres de la charpente et amas sommaires de combustibles sur le sol suffisent à créer une atmosphère paysanne sobre et authentique. Je reste ainsi en contact étroit avec les richesses et âpretés de la nature.

Ce clair-obscur de cloître qui règne en mon palais de sanglier remplace avantageusement les inutiles éclairages artificiels que la technologie moderne pourrait inventer. Quoi de mieux, en effet, que les jeux de clartés naturelles pour embellir ma demeure ? Les lueurs du jour et la flamme de mon âtre agissent sur mon âme comme des ondes bienfaisantes. L'ombre de mon gîte est une seconde lumière, un crépuscule intérieur, profond et serein. Rien de triste, au contraire. Cette pâle luminosité forme un cocon mental où je me recueille, où le temps s'installe et où je puis contempler les choses.

Quand vient le soir, le seul éclat de la braise sous la marmite ou bien de la bougie posée sur la table fournit assez de beauté et de vie pour alimenter mon humble joie. Une simple chandelle, quelques modestes tisons, et me voilà aussi heureux qu'un astre, aussi comblé qu'un roi !

Je deviens alors une étoile au fond de ma bergerie.

samedi 14 juin 2025

2338 - Le ballon

Un matin je découvris un ballon de baudruche à moitié dégonflé dans mon potager.
 
Vraisemblablement un rebut de la civilisation, me dis-je... En m'approchant je remarquai une affichette attachée à une ficelle. Je crus deviner une publicité aux couleurs criardes pour je ne sais quel inutile et onéreux mirage de bonheur...
 
Ainsi sans rien demander, je recevais les nouvelles les plus ineptes de la société moderne jusqu'au coeur de ma retraite sacrée, pensai-je dans un soupir de dépit ! Cependant, à y regarder de plus près, l'objet céleste qui venait de s'échouer dans mon jardin n'avait pas l'air d'être un vulgaire prospectus commercial... Je ramassai l'épave.

Une bouteille à la mer !
 
Il s'agissait en réalité d'une pièce rare. Une note personnelle visiblement rédigée de la main d'un fol expéditeur ayant envoyé ses plus chères aspirations dans l'océan des airs, confiant au ciel le choix du destinataire.
 
Aujourd'hui encore des rêveurs expédient leurs plus légères pensées par ce moyen : pour le plaisir de les voir s'envoler, de les savoir transportées jusqu'à l'autre bout de la Terre au gré des courants aériens. Avec l'espoir que leur lettre chargée de tant de secrets frappera à la bonne porte en atterrissant ici ou là...
 
Puisque Éole avait fait prendre à ce courrier sans adresse la direction de mon îlot de solitude pour le déposer sur mes sillons, j'en fis excellente réception. Après tout j'avais-pas récolté là une salade hors-norme ? Autant dire que j'étais tombé sur un trésor.
 
Je lus :
 
"Ami inconnu, étranger lointain, frère d'ailleurs, toi qui trouveras ce message, qui que tu sois, sache que quelque part en ce monde, par le biais de ce billet accrochée à un ballon d'hélium, une âme s'est précipitée vers toi. Dieu seul, ou simplement le bon vent, t'a choisi puisque tu as ce présent papier sous les yeux, parvenu jusqu'à toi à travers les nues... Tu ne sauras jamais qui je suis. Moi non plus, je ne saurai jamais qui tu es. Ni même si ma "missive" sera lue un jour. J'écris peut-être pour le vide, je sais. Mais ce sont les meilleurs sentiments de mon être que je te destine, comme une flamme jetée dans l'azur. Si tu la reçois, j'espère qu'elle t'éclairera, t'allégera, embellira ta journée ou bien ta vie entière. C'est ainsi que naissent les choses de valeur, que germent les actes ayant un prix infini : de manière aléatoire et gratuite, sans calcul ni aucune distinction. A l'image de l'amour universel. Ces mots que tu viens de lire sont ma prière. Où que tu sois, quel que soit ton nom, je t'aime."

Je demeurai pensif. Etait-ce une blague ? Ce bristol aux apparences anodines mais au contenu si riche me fit un tel effet que le doute disparut assez vite. Cela ne pouvait pas être une farce. J'avais bel et bien reçu une bénédiction venue d'en haut, au sens littéral du terme. Une grâce issue des nuages. La plume d'un ange, pourquoi pas ?

J'ai gardé précieusement cette preuve écrite de l'existence de petits miracles générant des joies pures. Cela m'a confirmé que même au centre d'une forêt de réclusion, loin des pollutions matérielles du siècle, à tout moment peut se manifester une source inattendue de beauté.

vendredi 13 juin 2025

2337 - Ma lanterne

Un des plus vifs agréments dans mon existence de reclus aux moeurs rétrogrades consiste à me promener tard le soir en forêt en m'éclairant avec ma vieille lanterne. Juste pour le plaisir de me sentir totalement hors du monde moderne.
 
Quel bonheur je ressens à m'enfoncer dans les ténèbres en tenant à la main cette flamme sous verre ! J'effectue alors un voyage poétique dans les profondeurs d'un XIXième siècle délicieusement suranné. Nul besoin d'aller trop loin d'ailleurs, quelques pas suffisent pour que je pénètre au coeur de cet espace anachronique si cher à mon âme d'exilé...
 
Je traverse cet univers d'un autre temps avec la lenteur de la Lune.
 
Et sous mon regard archaïque tout devient plus essentiel. Des papillons noctambules viennent se cogner à mon fanal, ils sont mes compagnons nocturnes. Je chemine au rythme prudent de mes pensées poussiéreuses, comme si au fil de ma marche j'ouvrais un livre de fables. J'entre peu à peu dans une réalité sobre, rude, antique.
 
Il n'y a plus que les arbres qui m'importent, le silence, ma chandelle, l'immensité des ombres et le vertige de cette odyssée à échelle de mes sabots, à hauteur de mon chapeau, à portée de ma vue... Là se trouve ma joie âpre.
 
La lueur de ma lampe me projette dans des âges révolus, m'entraîne dans des chemins mythiques, m'emporte vers des horizons que nul ne voit plus aujourd'hui.

Je vis à l'heure des légendes, à la lumière de la bougie, à la mesure de mes rêves.

Toutes ces choses précieuses qui n'ont plus cours dans les villes.

Je retourne dans un passé lourd, épais, rustique et pourtant si lumineux ! Je ne suis pas pressé, j'avance à la vitesse d'un l'homme portant des semelles de bois, non à la cadence des machines électriques. Et je vais ainsi jusqu'au bout de mon royaume. En atteignant mes sommets étoilés, je me sens l'égal d'un roi.
 
Avec mon humble flambeau dans la nuit, je me transforme en explorateur des jours anciens. Je vagabonde dans les ères éteintes afin de les rallumer rien que pour moi, pas après pas.

jeudi 12 juin 2025

2336 - La barque

Un jour je vis une barque passer sur la rivière.
 
Une femme en était le modeste capitaine. Etonné et amusé de cette présence inhabituelle sur l'eau, si proche de mon ermitage, je lui adressai un signe amical de manière impromptue, comme il est coutume de le faire en pareil cas.
 
Contre toute attente, sur ce geste elle vint accoster la rive boueuse avec un air enthousiaste. Je pensais qu'elle aurait continué tout simplement son chemin après avoir répondu à mon salut. Visiblement elle semblait chercher le contact. Une réaction tellement humaine...
 
Je l'observai donc de plus près. Il s'agissait d'un extraordinaire équipage en réalité. L'embarcation était remplie de divers objets à usages domestiques et artistiques : des coussins, des casseroles, des livres, des pièges à rats, un miroir chinois, un gros tambour, une nature morte dans un grand cadre dorée, une multitude de bibelots, un chat noir famélique, un violon, de beaux vêtements anciens, un chevalet, un baromètre... Mais surtout, la passagère vêtue d'une robe blanche d'un autre temps me paraissait fort désirable, bien qu'étrange, extravagante, comme sortie d'un rêve ou bien d'une pièce de théâtre.
 
Elle m'expliqua être une châtelaine voyageant ainsi au gré de l'onde en quête d'aventures, de rencontres et d'inspiration... De toute évidence j'avais affaire à un esprit original. A mon tour je lui signifiai ce que je faisais au fond de cette forêt. Elle fut enchantée de faire ma connaissance. Mais moi je lorgnais intensément sur ses appas, une telle apparition en ce lieu isolé tenant du prodige ! A part les sangliers, qui d'autre aurais-je pu espérer croiser dans ce trou ? Certainement pas cette déesse... J'ignore si elle avait conscience de mon trouble. Et puis comment prendre cette merveilleuse et fracassante intrusion dans ma solitude ? Une cloche du destin ? Un pur hasard dénué de sens ? Un caprice du sort ?
 
Cette improbable navigatrice aurait pu être laide, plate, osseuse, sotte, peureuse, désagréable, folle et méchante. Devant moi se tenait une superbe créature aux formes vénusiaques, au caractère aimable, au visage souriant... Une personnalité brillante et pleine de fantaisie avec qui échanger des choses bien agréables...

Je brûlais d'en savoir plus sur cette drôle de marquise aux effets ravageurs. Mais la mondaine loufoque demeurait dans son univers ouaté et décalé. Tel un oiseau perché chantant en haut de sa branche, elle m'éblouissait de ses mots lumineux et de sa compagnie romanesque. Quelle fraîcheur elle dégageait !

Cependant, avec ses ailes splendides et son âme si légère, le papillon me parut finalement inaccessible. Je me rendais compte que mon chapeau de loup des bois dépareillait radicalement avec sa plume dans les cheveux, car oui j'ai omis d'ajouter ce détail délicieux : elle avait mis de l'azur dans sa chevelure.

Bref, je voulus sortir de cette féérie avant qu'elle ne m'emportât dans d'amères désillusions. Je décidai donc de rompre le charme. J'annonçai à la visiteuse qu'il était l'heure de rentrer chez moi, sans lui préciser que mon foyer se situait non loin de là, afin qu'elle ne m'y suivît point. Après avoir fait quelques tours retentissants sur la berge, elle repartit sur les flots où elle disparut bientôt de ma vue, dans une tempête de beauté.

Le soir au coin du feu je repensai longuement à cette mystérieuse vagabonde. Avais-je bien fait de l'éloigner de ma vie ? La flamme se tortillait joyeusement dans l'âtre. Et, comme une amante jalouse, me rappelait avec douceur qu'elle concourait, elle aussi, à mon bonheur d'ermite jusque dans le silence de la nuit.

2335 - Le chemin creux

Dans la forêt où je me suis laissé engloutir pour y passer une éternité de solitude, il existe une voie secrète s'enfonçant vers des parcelles moins connues où les terres sont plus sombres et les bois plus denses... Comme un recoin situé hors du siècle, un trou oublié loin des certitudes modernes, un endroit que l'on ne trouve que dans les livres de contes. Mais l'on ne s'engage pas volontiers dans cette percée qui semble mener vers un monde effrayant. Ce lieu inquiétant consiste en un chemin creux et tortueux qui descend abruptement et donne l'impression de faire disparaître ceux qui s'y engouffrent.
 
J'ai souvent hésité à emprunter ce sentier à l'issue incertaine.
 
Jusqu'au jour où, tenaillé par la curiosité, je me décidai à aller explorer cet abîme. En avançant prudemment dans ce nouvel espace, je fus bien vite envahi par un sentiment d'oppression. Au fil de mes pas, tout devenait étrangement calme autour de moi, je progressais dans un silence pétrifiant. Le vent ne pénétrait plus et la clarté s'atténuait considérablement, alors que le Soleil resplendissait au-dessus de la sylve et qu'un souffle chaud remuait les feuillages, plus haut. Même la fraîcheur régnant dans ces profondeurs m'apparaissait anormale.
 
Je marchai longtemps dans cette sorte de tranchée bordée d'arbres aux racines monstrueuses. De vieilles souches dont je n'osais pas regarder les traits grimaçants ajoutaient une dimension extraordinaire à ce fossé de cauchemar. Je me persuadai que des êtres, des spectres, des visages, m'escortaient. Ces présences me suivaient de près, je pouvais en effet deviner leur subtile étreinte, sentir leurs lèvres effleurer ma joue, leurs doigts caresser mes cheveux, leurs mains toucher mon épaule...
 
Evidemment ce n'étaient en réalité que des feuilles, des tiges, des branches sur mon passage.
 
Pourtant j'eus peur. Bêtement. Au point de préférer abandonner et me sauver ! Ce que je fis. Je rentrai promptement dans la sécurité de ma demeure.
 
Le soir venu, je repensai longuement à cet événement près de la flamme réconfortante de ma cheminée, finalement heureux de n'avoir pas été jusqu'au bout de ce voyage dans l'ombre.
 
N'ayant jamais osé retourner dans ce secteur maudit, j'ignore encore sur quoi débouche ce trajet mystérieux.
 
Cela pourra paraître insensé mais je pense que l'imagination, la simple et absurde imagination ne suffit pas à justifier ma fuite. Dans ma situation d'ermitage où les choses prennent une direction tellement différente, je suis nécessairement confronté à des évidences qui n'ont pas cours ailleurs.
 
Qu'on l'admette ou non, dans mon univers forestier les lois ne sont pas les mêmes que dans les villes ténébreuses, éclairées par leurs seuls néons. Contrairement aux métropoles électrifiées et désenchantées, ici le terrain n'est pas partout défriché et l'invisible pas toujours dévoilé. Les légendes et croyances ancestrales y persistent, s'y enlisent même. La cité brille de ses multiples artifices mais sombre par son vide. Ses scintillements ne valent rien à mes yeux.

L'obscurité des ramures sous lesquelles je frémis et la lumière de l'âtre devant lequel je rêve y ont beaucoup plus de prix.