Elle avait un nom unique : Rosemonde-Aimée.
L'image de mon premier amour me revenait en mémoire, tandis que je flânais sur le port. L'air doux du printemps, les vagues, la brise m'amenaient naturellement au souvenir de Rosemonde-Aimée, la seule étoile de ma vie. Rosemonde-Aimée, joyau pur de ma jeunesse, ange descendu sur Terre, idylle virginale...
On s'était juré mille sornettes sur la plage. Serments ingénus de l'âge pubère... Nous nous perdîmes de vue, elle m'oublia, se maria sans doute. Trente années s'étaient écoulées. Je ne l'avais plus jamais revue. Dieu seul sait ce qu'elle est devenue aujourd'hui.
Je me remémorais avec tendresse nos étreintes sous les étoiles. Chastes, exaltées. Rosemonde-Aimée avait toujours représenté pour moi l'Amante. C'était une gazelle, une créature linéale, éthéréenne, évanescente. La grâce incarnée. Elle avait une voix comme le chant de la mer, des flots d'or pour toute chevelure, de l'azur dans le regard. Une écume sur les lèvres aussi : promesse d'un baiser qu'elle ne me donna jamais.
Des cris stridents me sortirent de ma mélancolie : une espèce de monstre femelle s'agitait à quelques mètres de moi. Enorme, rougeaude, hideuse. La vendeuse de poissons penchée sur ses cageots extirpait les viscères de sa marchandise tout en hurlant sur son mari ivre qui tentait maladroitement de justifier son état.
Négation parfaite de la Vénus éternelle, la brailleuse m'inspirait dégoût, pitié. Le spectacle était pittoresque, affligeant, grotesque. L'hystérique agonissait d'injures son époux penaud, minuscule à côté d'elle. Elle avait une cigarette jaune au bec, des mains d'ogresse, une poitrine titanesque. Une vraie caricature "cunégondesque". Le tue-l'amour par excellence.
Comment cette bête adipeuse avait-elle pu inspirer des sentiments à cet homme, me demandais-je ? Elle fut donc jeune et attirante elle aussi ? En voyant ce mastodonte, j'avais peine à m'imaginer la chose ! Comment en était-elle arrivée à ce degré de déchéance ? Quelle dégradation s'étalait devant moi ! Après m'avoir amusé deux minutes, la vue de cette marchande de fruits de la marée me fit ardemment désirer me replonger dans ma quiète rêverie...
La secrète évocation de Rosemonde-Aimée agissait comme un antidote face à ce cirque, un baume contre l'horreur de cette scène.
Je poursuivis mon chemin le long du quai, faisant semblant d'ignorer la mégère lorsque je passai à sa hauteur. Je hâtai le pas. Derrière moi j'entendais de loin en loin les éclats orageux du phénomène.
Soudain, je blêmis.
Son conjoint, après avoir lâché quelques jurons, nomma l'acariâtre épouse. Cette coche infâme, était-ce possible que... Il la nomma distinctement, et c'était inconcevable à entendre. A chaque fois que je repense à ce nom prononcé par l'ivrogne s'adressant à sa femme, un frisson terrible m'envahit. Je l'entends encore :
— Ben moué je vais te dire ! Tu vaudras jamais l'vin que j'déglutis tous les jours pour mieux oublier ta face de beuglante, tu m'entends la Rosemonde-Aimée ?
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