Je suis un modeste comptable.
En tous points dans la moyenne : calvitie naissante, gentille bedaine, lunettes sages, costume sombre. Classique.
On me dit terne, triste. Voire sinistre, ajoutent les mauvaises langues... Il est vrai que je vis seul, ne sors guère, me chauffe rarement par souci d'économie. Et alors ? Au moins je ne "fais pas la bringue", moi ! Mon existence est rythmée simplement par les jours qui passent, tous semblables. J'ai des manies de retraité étriqué : vérifier que ma porte est bien fermée le soir en rentrant du boulot, regarder l'heure après mon bol de tilleul, aligner mes pantoufles le long du lit avant d'aller me coucher. Plutôt rassurant, non ?
Nulle passion n'agite inutilement mon coeur. Le médecin a dit qu'il fallait me ménager : ne pratiquant aucun sport, un peu d'embonpoint a arrondi ma silhouette. Mais à mon âge, hein... La cinquantaine tranquille. En règle générale je ne fais pas de bruit. J'ai des routines assez ordinaires : me lever tôt, remplir des formulaires au bureau, rentrer chez moi, dormir la nuit, recommencer de nouveau le lendemain...
Mes idées politiques sont claires : il faut vivre avec son siècle et ne pas s'opposer à la marche des choses, ça ne sert à rien. Mais surtout moi je dis qu'il vaut mieux être bien avec tout le monde. A quoi bon se brouiller avec les gens qui nous entourent ? Mes opinions sont celles de mes voisins et je vote donc comme la majorité. Ne pas provoquer de vagues, c'est ma devise.
Je crois au Bon Dieu. Enfin s'il existe, hein... Moi je ne sais pas, je ne l'ai pas encore vu. Sinon je ne suis pas contre le fait qu'il règne dans les nuages. Ca serait même mieux pour moi, vu que je suis croyant. J'aime les femmes aussi, même si je n'ai malheureusement pas trouvé de conjointe. La bonne fortune de ce côté-là n'a pas voulu de moi. Jadis jeune et boutonneux, on racontait que j'étais empoté avec les demoiselles... Je sais pas, je ne les ai jamais abordées à l'époque. J'avais trop peur de me faire remarquer.
Après une jeunesse de reposante solitude, vers les quarante ans j'invitai ma première et unique conquête féminine au bar-tabac de ma rue. Il s'agissait d'une employée de manufacture sise juste en face de chez moi. En partant à mon travail je la voyais arriver au sien. On se croisait presque tous les matins. J'ai mis ma cravate du dimanche et lui ai offert un café. En payant le bistrotier, j'en ai profité pour me débarrasser de toutes les petites pièces qui me restaient dans le fond de mes poches. Un prétexte pour faire le malin devant la belle : le sexe faible apprécie les boute-en-train.
A cours de monnaie, je lui ai demandé de mettre au bout. J'ai également récupéré les sucres non consommés : je souhaitais montrer à ma future fiancée combien j'étais économe, avisé, sûr de mon droit. J'avais payé ma tasse, y compris les morceaux glucidiques servis en même temps, plus la TVA. Il me semblait normal que j'emportasse les carrés blancs restants... C'est le genre de détail qui pouvait jouer favorablement dans mon entreprise de séduction, pensais-je. Les dames sont attirées par les hommes forts.
Elle gagnait raisonnablement sa croûte, vu qu'elle travaillait à un poste de sous-chef dans un atelier d'assemblages (une grosse boîte qui fabriquait des appareils ménagers). J'avais des vues sur elle depuis un mois : stable, ponctuelle à son emploi, propre sur elle, la brave ouvrière affichait un air sérieux et menait une vie apparemment réglée. Une fille discrète avec des goûts simples, habile couturière, honnête et pas dépensière. L'épouse idéale.
Je m'imaginais déjà filer le parfait bonheur conjugal avec cette travailleuse exemplaire : promenades vespérales du samedi dans la grande avenue et pot-au-feu dominical. L'industrie où elle était salariée étant quasiment à deux pas de mon foyer, je croyais que ce dernier argument aurait fini par la convaincre. Elle s'est finalement mariée avec un manoeuvre de la chaîne de montages de la même usine, subordonné lui aussi. Depuis j'éprouve une certaine rancoeur envers les subalternes oeuvrant sur les machines automatisées.
Mais bon je n'ai pas à me plaindre. J'ai des activités paisibles, des pensées rangées, un jardin convenable, un destin silencieux. Ainsi que je l'ai toujours désiré. Comblé par mes rêves de concierge, ce n'est pas à plus de cinquante piges que je vais commencer à la ramener, hein ?
Je n'ai pas pour habitude de créer des histoires !
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