Un dimanche vers 1900. Le jour se lève sur le château. Un soleil estival baigne ce monde clos. Il se dégage de la façade auguste une impression vive, intime. Un caractère, une âme. On ressent le poids des vies qui se sont succédé ici. Charme anachronique des murs usés couverts de rosiers, mélancolie de la pierre patinée, atmosphère désuète, nostalgique, enchanteresse...
Les occupants du domaine se réveillent. Dans leur grand lit en fer forgé, les amants se saluent avec des protocoles compliqués au son de couverts d'argent, finement ouvragés : le petit déjeuner vient de leur être servi sur un plateau doré. La servante est impeccablement mise, très obligeante, révérencieuse. Les draps de soie forment une houle chatoyante d'où le couple semble émerger avec une aisance hautaine. Prestance naturelle des gens de belle condition.
Une fois le plateau desservi, les ablutions faites, les toilettes parachevées, les gants ajustés, le couple paré se retrouve dans le salon. La moustache du hobereau est savamment lissée, ses pommettes sont finement poudrées. La femme porte dentelles et crinoline. Sa gorge dégagée laisse apparaître des trésors de blancheur. D'évidence, elle tire gloire de sa peau de châtelaine. L'homme complimente sa maîtresse.
Puis il invite l'élégante à se mettre au piano. Très à son aise, la pianiste s'installe et étend les mains avec grâce au-dessus de l'ivoire, jetant un regard furtif en direction de son amant. Les premières notes s'élèvent. Une sonate. Aux allures de barcarolle... La musique berce leur âme. Par la fenêtre grande ouverte entrent des effluves de roses venus de la cour, embaumant la pièce entière. L'homme d'un geste distrait passe le doigt sur sa moustache taillée avec soin. Son regard est dirigé vers la cour. De temps à autre la musicienne tourne la tête, croise son regard avec celui de son amant, échangeant de longs sourires. Ses doigts pendant ce temps courent sur le clavier, virtuoses.
La musique redouble d'ardeur. L'interprète fait corps avec l'instrument. Le salon immense résonne sous les effets tumultueux du second mouvement de la sonate.
Tout s'apaise de plus belle sous la tempête des notes. La domestique est à ses cuisines, le palefrenier à ses écuries. Les maîtres sont seuls au monde, tout à leur émoi. Les regards se croisent de nouveau dans une délicieuse impression d'intemporalité poétique : instant de grâce dans un décor choisi, ivresse de deux âmes éveillées aux beautés subtiles... Pendant quelques secondes les châtelains sont ravis à leur château, emportés par l'Art, très haut, pour aller côtoyer l'Éternité.
Puis la musique s'adoucit, reprend son air de berceuse. Les deux âmes mutuellement éprises sont tout doucement ramenées sur terre entre les ailes d'Euterpe. Elles sont déposées dans ce salon qu'elles viennent de quitter un instant durant, sous les lambris distingués, entre le mobilier précieux, dans les senteurs florales... La musique s'achève, cependant le charme ne s'évanouit pas tout à fait. Les amants guindés se regardent, infiniment satisfaits.
La domestique ponctuelle, scrupuleuse vient prendre la commande pour le repas du midi.
Rien ne manque au bonheur des amants.
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