Il gisait dans une flaque d'urine près de mon siège, abruti d'alcool, juste
au seuil de la porte du wagon qui s'ouvrait et se refermait à chaque
station.
Le malheureux s'oubliait, là sous mes yeux.
Il prenait toute la place par terre, étalé dans sa misère, et pourtant il
demeurait invisible dans la voiture.
Nul ne prêtait ouvertement attention à ce déchet du métropolitain. Moi-même
je faisais mine de ne pas voir cet intrus malodorant vautré dans l'indignité,
noyé dans l'ivrognerie, ayant succombé à la dernière rasade de son mauvais vin
et qui imposait le spectacle lamentable de sa déchéance aux passagers qui, comme
moi, feignaient d'ignorer la présence de ce furoncle.
En observant d'un peu plus près cette masse informe qui se mourait à mes
pieds, je constatai l'ampleur du naufrage : l'innommable importun qui gênait le
passage et incommodait la vue des voyageurs n'était plus qu'une bête.
Je jetai sur cette ombre à demi-humaine un oeil dégoûté. Tombé dans le
gouffre de son ivresse ignoble, le pauvre s'était retrouvé sur le sol avec son
pantalon baissé, dans une apparente indifférence générale.
Et là, il se passa une chose extraordinaire.
En m'attardant sur son visage ravagé par la boisson, la solitude et le
malheur, mon coeur de pierre fut ébranlé en un instant.
Par-delà la crasse, la puanteur, la hideur de ce gueux écrasé par
l'infortune, de ce chien galeux méprisé de tous, je ressentis la profonde
indécence, l'effroyable pauvreté humaine de ceux qui passaient à côté de cette
montagne de souffrance sans une brise d'amour, sans un geste de réconfort, sans
un élan de compassion...
Moi y compris, moi le premier, moi le roi des coupables.
Dans les traits tourmentés de ce dernier des derniers, je percevais
finalement une lumière. Un ciel ignoré. Un éclat divin.
C'était la face d'un Christ en croix, la bouche d'un supplicié réduit au
silence, le front d'un humilié qui n'avait plus la force de se relever, les yeux
d'un condamné qui s'étaient refermés sur sa douleur.
Et moi, bouleversé par cette vision déchirante, je me trouvai par rapport à
lui comme le plus misérable des hommes.
Alors, dans un fulgurant sentiment de révolte et de justice, devant tous
les témoins qui m'entouraient j'ai voulu remettre debout cette âme brisée, lui
rendre sa dignité, lui adresser ma flamme la plus pure. J'ai eu ce désir
immodeste, impudique et sincère de redresser cet oiseau aux ailes brûlées et de
réajuster ce vêtement béant qui le dénudait.
Enfin, de l'enlacer fraternellement, de lui parler, de le secourir... De
lui manifester ma chaleur, de lui exprimer mon humanité.
Je me suis levé en sa direction.
Mais lâche, faible et timide, je n'ai pas osé.
Au dernier moment mon regard a dévié ailleurs et mon ardeur s'est rompue
contre la force des convenances sociales.
Et je suis sorti sans rien faire, laissant à son extrême détresse ce
déshérité que personne n'a daigné toucher.
Trente cinq ans après cet événement, je regrette toujours de n'avoir pas eu
ce courage.
Mais je sais que le plus à plaindre n'était pas cet être abandonné dans le
métro.
Le plus immonde d'entre nous deux, c'était moi.
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