Les Bûchebois ont bouleversé leur quiétude : pour une fois ils célèbreront Noël !
Comme chez les jeunes : avec de la chandelle et du gras.
A ceci prés que chez ce couple de reclus la moindre dépense est sujette à d'interminables discussions. Deux avares âgés incurables et butés aux moeurs anachroniques s'apprêtent à festoyer dans leur chaumière à l'approche du vingt-cinq décembre. Un duo de demi fous en guenilles ne vivant que par procuration...
Il fut d'abord décidé qu'ils passeraient le réveillon sans feu, car selon eux ça ne valait pas la peine de chauffer la pièce pour l'occasion, alors que durant tout l'hiver ils résistaient fort bien au froid. Ils pensaient que l'esprit d'économie a ceci de vrai et d'avantageux : il endurcit les corps.
- Pas besoin de flambée ! C'est déjà ça de gagné, hein la mère ?
- C'est ben vrai l'pé', c'est toujours ça de gagné d'éconôôômie... Ca fera un bon départ pour l'année. Faut pas déjà engager des frais alors qu'on n'a même pas commencé l'an !
Ensuite ils se mirent d'accord pour se sustenter raisonnablement. Inutile de se rendre malade avec de bonnes nourritures chères et aller quérir le docteur le lendemain. C'est qu'il ne travaille pas gratis le bougre !
- A-t-y des patates douces la mère ?
- J'en avions l'pé'.
- Ben ça suffira bien assez tout comme pour les journées ordinaire ! Pis y'a quoi à boire ?
- Y a de l'ieau à boire dans la cruche l'pé' !
- Va pour l'contenu d'la cruche ! L'pinard du ciel il fait l'affaire tout comme le nectar, sauf qu'il est pas à trente sous la bouteille lui au moins ! Pis il coule de façon égale dans la gorge comme n'importe quel vin, pas vrai la mère ?
- Ca je vais pas te dire le contraire l'pé'... La flotte et le jus de vigne c'est du pareil au même vu que les deux y abreuvent aussi bien. Y 'a qu'une différence, c'est le prix. Allez, on va pas se tracasser la tête l'pé ! Y'a de la bonne boisson opportune tombée des nuages, c'est du tout bénéfice !
La nuit de la Nativité enfin arrivée, les deux ladres firent un festin de pommes de terre nature. Sans rien dessus. Dernier compromis qu'ils s'autorisèrent au dernier moment, quand les patates furent chaudes... Le ménage d'ascètes ne put en effet se résoudre à y ajouter quoi que ce fût. Les vieillards sentaient bien l'un comme l'autre que ça leur faisait mutuellement trop mal au coeur de gaspiller ainsi leur beurre. "Le lard c'est pour la jeunesse et non pour les vieux !", décrétèrent-ils de manière parfaitement arbitraire mais non moins définitive... Ce soir-là, ils ne changèrent finalement rien à leurs vieilles habitudes. C'est qu'on ne bouscule pas aussi facilement soixante-dix-huit ans de réflexes institués en véritable religion ! Obstinément attachés à leurs valeurs, les Bûchebois ripaillèrent surtout en imagination. La bougie qu'ils allumèrent pour la circonstance ne brûla qu'une demi minute symbolique. Juste pour marquer le coup.
- C'est-y pas malheureux tout de même de voir qu'y a des gens qui laissent se consumer jusqu'au bout de la bonne cire, hein l'pé !
- Que veux-tu qu'on y fasse la mère ? Allez, ça a assez éclairé, éteint donc ta flamme ça va faire un tour d'aiguille de l'horloge...
- T'en fais pas, ça aura pas fait long. J'ai compté, elle aura brillé trente-trois secondes l'pé. Trente-trois étincelles de temps, ça va. C'est honnête.
- Oui ça va, ça fait une petite durée... Ca fait même pas un trajet de cadran. On peut bien se permettre trente-trois brefs instants de lumière, c'est pour la Noël. C'est pas tous les jours Noël quand même !
- Ha ! M'en parle pas l'pé ! Sans cesse la Noël, putôt crever oui ! Tu te rends comptes l'pé ? Ca serait pas vivab' ! Faire la fête au flambeau à tout bout d'champ, ha non alors ! Pas pour moi ! Tiens je préfère encore rester pauvre jusqu'à ma mort à l'idée de devoir dilapider mon bien comme c'est pas permis à longueur de vie !
Il discutèrent ainsi une longue partie de la soirée à propos de leur bout de cierge faisant office de lampe. Et d'autres choses insignifiantes. Ils se permirent tout de même une petite fantaisie qui égaya leur banquet : ils burent leur eau de pluie habituelle jusqu'à satiété. Pour ne pas regretter de s'être privés de Bourgogne ou de Bordeaux.
Ils burent, burent, burent, sordides et mesquins jusqu'à la dernière goutte.
A la fin du repas, ils se jurèrent de ne jamais plus recommencer une expérience aussi éprouvante. Leur beurre épargné devint rance une semaine après ce gueuleton mémorable.
Ils le mangèrent quand même, le trouvant fort bon, déplorant seulement de ne pas pouvoir attendre encore plus longtemps avant de le faire disparaître dans leur maigre estomac.
De retour à leur rassurante sobriété, ils relatèrent inlassablement cet événement hors du commun, partagés entre l'amertume d'avoir cédé à la prodigalité et la satisfaction d'avoir fait bombance.
Puis de veillées en veillées, toutes aussi austères les unes que les autres, dans leurs imaginaire ils transformèrent cette lamentable "patatée de Noël" en une vraie table de roi !
Finalement le reste de leur misérable existence fut parfaitement heureux.
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