Messieurs,
C'est avec cœur que je réponds à votre annonce, comptant sur le prompt succès de cette personnelle démarche de sabordage, et ce afin d'être certain de n'avoir jamais à me mettre à votre service. Je fuis l'univers des entreprises en me faisant connaître des principaux grands employeurs de la contrée. Vaille que vaille.
J'espère que vous voudrez bien voir en moi la personnification la plus achevée de la mauvaise volonté, la contre valeur parfaite de notre société furieusement organisée autour du travail, la figure désespérante de ce que l'on ne saurait concevoir dans le contexte réglé, codifié, sacralisé de l'emploi.
Je vais avec grande insolence, autant d'inconscience et sans nul regret sur mes trente-huit ans. De toute mon existence, je n'ai pas travaillé plus de trois mois, en tout et pour tout. Je ne m'en porte que mieux : santé excellente, moral au plus haut, finances stables (la grâce, la divine providence). Ce qui n'est pas le cas de mes semblables s'ingéniant à besogner tous les jours de leur vie.
Je suis un inactif invétéré. Je ne fais strictement rien de ma présence sur cette planète. Du moins nulle chose qui vaille à vos yeux. Je voue ma peine à la belle inutilité. Ma plus chère occupation consiste à pratiquer l'oisiveté aristocratique, au gré de mon humeur ou de la météorologie. Je suis un rentier, un désoeuvré. Quelques paysans s'activent sur mes terres héritées. Je gère tout ça de loin avec détachement. Voire négligence. Mais cela ne suffit guère pour meubler les heures creuses de mes journées libres. J'occupe le reste de mon temps à observer mes semblables "favorisés par le sort" qui trouvent leur contentement dans le labeur quotidien, pour mieux porter sur eux mon regard hautement critique.
J'évite tout commerce, de près ou de loin, avec la gent laborieuse. Toutefois je daigne me frotter à ces jolis, de temps à autre. Et puis je leur trouve quelque attrait à ces salariés, à ces patrons, à ces employés, par-dessous leurs blouses, leurs costumes, leurs déguisements.
Je les taquine avec charité, leur porte attention avec condescendance. Je leur parle également, mais toujours en choisissant bien mes mots, de crainte de les blesser. Il convient de les ménager, mais surtout de flatter leur religion, la production de fatigue étant chose sacrée pour les pions d'usine de leur envergure. Un minimum de psychologie évite bien des heurts et permet de dompter ceux qui bossent.
Bref, mes rapports avec les affairés sont enrichissants. Ils m'offrent le tableau gratuit et ludique de que je ne saurais être : prompts et ponctuels au turbin, consciencieux à l'extrême, admirables dans leur motivation, courageux jusqu'à l'héroïsme, patients comme des saints, ardents à l'ouvrage, matinaux cinq à six fois par semaine.
Certains en ont "plein les reins", d'autres en ont "plein le dos", d'autres encore en ont "plein la tête". Et ils sont tous près de chez moi. Ce sont mes semblables, mes contemporains, mes frères. Et pas un parmi eux pour faire l'éloge de l'oisiveté. Pas un. Permettez-moi de prendre la parole à leur place : je suis l'incarnation de leurs rêves. Ou de leurs non-rêves.
Je suis leur ennemi, puisque je suis l'Ennemi du boulot.
Cependant, sans eux qui serait là pour faire en sorte que je puisse vaquer à mes chères futilités, chauffé au moyen de leur charbon, choyé grâce à leurs usines, nourri du grain de leurs efforts ? Et puis surtout, comment tuerais-je le temps s'il n'y avait pas de robots humains pour me distraire ? L'industrie des autres est donc utile ! La morale est sauve.
Les promesses palpables de ce système mercantile ne m'agréent guère et je vous abandonne volontiers, Messieurs les recruteurs, ces trésors qui sauvent les apparences. Sans vos aliénantes fonctions, que seriez-vous donc ? Plus rien du tout.
Ma souveraine oisiveté sert mieux l'Humanité que vos agitations professionnelles : je ne produis aucune richesse palpable. Pas une seule oeuvre manufacturée issue de mes dix doigts de fainéant pour plaire aux gens de votre espèce. Je suis un heureux parasite, le premier des profiteurs, le dernier des Mohicans. Grâce à ceux qui pompent, pédalent, pensent, suent et triment, je puis m'adonner sans entrave à mon passe-temps favori : me rien faire du matin au soir. Professionnellement parlant, j'entends. En cela j'apporte du réconfort aux esclaves captifs de leurs triviales obligations. Je leur montre le chemin de la liberté : un destin sans chaînes est possible. A condition de savoir se passer du superficiel, se contenter de l'essentiel.
Vous êtes producteurs de néants nommés «confort matériel», «sécurité de l'emploi», «assurances temporelles»... Du vent ! Un peu de paille, beaucoup de fumée. Vous promettez une belle fiche de paie à la fin du mois à conserver comme un talisman. Carotte mensuelle digne des ânes, non des hommes.
Quant à vos coups de bâtons, ils ne sauraient m'atteindre : je plane toutes ailes déployées au-dessus du troupeau. Albatros de la condition humaine, je m'abreuve de Poésie, me nourris de Beauté, vis des fruits du Ciel.
La grande mode de ce siècle étant à l'exercice d'un job, la jeunesse n'a plus que cette piètre ambition.
Je ne saurais, quant à moi, me baisser à la hauteur de vos boutons de chemises pour asseoir mon règne en ce monde.
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