J'ai quarante ans et je suis seul.
Depuis toujours je vis loin des hommes, hors du monde, exclu de la société
des vivants, privé de joie pour la raison que le sort l'a ainsi décidé.
Le destin a fait de moi son jouet sans défense, son hochet à briser, son
fétu de paille à faire voltiger dans les tempêtes des jours sombres, les seuls
que je connaisse depuis ma naissance.
Le Ciel a voulu que jamais je ne voie la lumière du bonheur et je me suis
résolu à accepter cette existence dans la sempiternelle ombre de la
morosité.
Sans être véritablement malheureux, suis-je pour autant à envier ? Certes,
non.
Je pourrais ne pas me plaindre là où je suis. Je ne manque de rien, mange à
ma faim, suis en parfaite santé et même plutôt bien loti matériellement. Sauf
que ma maison demeure vide, mes journées sont solitaires et mon coeur est
désolé.
Même les plus pauvres jouissent de l'essentiel. Leur âtre est peut-être
mort mais au moins ils ont encore la chaleur d'une femme, l'amour d'un proche,
le regard d'un frère, l'ombre d'un chien.
Moi, je n'ai rien de tout cela. Il me semble que j'inspire l'indifférence
aux humains, et c'est peut-être aussi de ma faute... Peur, timidité, scrupule,
éducation, qu'en sais-je ?
Toujours est-il qu'au sommet de l'âge, je me retrouve sans nulle compagnie,
ne parlant qu'à moi-même, ne partageant mes rêves qu'avec mes draps, marchant
dans une nuit sans fin. Sans personne pour entendre mes pleurs.
Ô combien j'aimerais sentir une main amie se poser sur mon bras ! Au moins
une fois. Une attention sincère, un souffle chaud, des mots caressants pour
enfin exister, avoir de l'importance aux yeux d'un autre. Mais également,
étreindre une compagne, sentir contre moi un corps femelle, éprouver une flamme
charnelle, ne plus rester ce fantôme perdu, sortir de ce gouffre trop paisible
où nul ne vient jamais me rendre visite, abandonné que je suis du reste des mortels.
J'adresse parfois aux étoiles ma détresse d'esseulé, mais même elles ne
daignent me répondre. Et je baisse la tête, résigné, avant de rentrer
dans la froideur de mon foyer. Qui comprendra ma peine ?
Bien que je sois libre, entouré d'espace, respirant l'air pur du matin au
soir, riche de ma terre si belle, si chère, si fertile, je ne suis rien
finalement, ne compte pour aucun d'entre vous.
Je m'appelle Marcel Duchamp et je suis un paysan isolé de la France
profonde.
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