Midi vient de sonner dans la pension, c’est l’heure de nourrir les résidents.
Une attablée de radins notoires et autres mesquins pathétiques attirés dans cet établissement pour ses prix imbattables.
Bref, des pensionnaires peu regardants sur la qualité des services, peu difficiles, peu fréquentables..
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Mais ce n’est pas le pire de cette assemblée d’adeptes de l’économie et de la guenille.
S’ils n’étaient que ladres extrêmes engagés dans une course enragée à l’épargne la plus sordide, le tableau aurait pu être assez aimable à observer.
Sauf qu’avec ce troupeau de goinfres réunis en ce lieu douteux pour la même cause, la cupidité jusqu’à l’asociabilité, on atteint des sommets dans tous les domaines de la puanteur humaine...
Il y a Alphonse, brute avinée et abruti total employé dans une casse automobile. Fort désagréable avec ses manières grossières, repoussant avec ses mains calleuses noires de cambouis, méprisable avec ses airs d’alcoolique, mais surtout affligé d’une laideur dont il ne semble pas avoir conscience, et dont il se moquerait parfaitement du reste, il fréquente assidument les prostituées qu’il frappe régulièrement pour des histoires de prix jugés trop élevés.
A côté de ce Quasimodo ivrogne, c’est Ernest. Un jeune naïf névrosé maigre comme un clou prêt à tous les sacrifices pour vivre chichement jusqu’à sa mort. Un idéaliste de l’avarice complètement timoré et sans le sou souhaitant vivre en éternel célibataire, loin des tentations de dépenses. Un cas désespéré d’à peine vingt ans.
Voici le surnommé “sans-nom”. Un taiseux taciturne dont on ne sait rien ou presque. Chapeau crasseux, visage dur, regard austère. Une indifférence totale pour ses semblables mais une passion brûlante pour ses piécettes accumulées dans ses poches. Trésor dérisoire en provenance d’on ne sait quel minable trafic ou de quelle oeuvre de vile mendicité... Capital misérable qu’il compte et recompte à longueur de journée de crainte d’en perdre une ou deux onces. Ou de s’en faire voler une ou deux gouttes.
En face, Nestor. Pauvre type veule au menton fuyant, sans caractère ni attrait, sans morale ni moindre hauteur intérieure mais doté d’un sacré sens pratique, il ne vit que pour accumuler des biens que jamais, il le sait, il ne dépensera. Une lubie pathologique.
Le nez dans ses notes, l’oeil dans la becquée de ses voisins, Alfred le comptable ne cesse de comparer, peser, calculer, cherchant querelle pour des peccadilles, profitant de la moindre occasion pour grappiller quelques centimes, revendiquer des droits sur un quignon de pain supplémentaire, hurler à l’injustice dès qu’il se sent floué sur deux bouts de miches ou trois fois rien.
Enfin Ursule, l’égoïsme incarné. Méchant par nécessité, amer parce qu’il ne peut faire autrement, violent quand il le faut c’est à dire à chaque fois qu’il fait face à plus faible que lui, malveillant parce que ça ne mange pas de pain, dénué de scrupule en affaire comme en tout, il n’a qu’un but : lui, lui et lui.
L’hôtesse, qui est du festin elle aussi, sert le premier plat sous les regards avides.
Renfrognée, l’oeil mauvais, la ride crapuleuse, la mégère pose sur la table une pleine plâtrée de carottes râpées. De la méchante nourriture qu’elle a eu pour rien : des invendus gâtés, abimés récupérées dans les poubelles du marché du coin. Une fois réduit en miettes, le légume semble comestible, surtout relevé d’un vinaigre bien fermenté. D’une acidité à dissoudre les saveurs les plus suspectes...
C’est la ruée générale vers le mets toxique.
Les palais sont frustes, les estomacs aguerris, les appétits rudes et les exigences au rabais : l’infâme entrée est avalée par les affamés en quelques bouchées.
Dans des déglutitions ogresques et bruyantes.
Sept mangeurs plongés dans une atmosphère sinistre. Nul ne parle, chacun est tout à son assiette, préoccupé par ce qu’il ingère : le plus possible, sans en perdre une miette, sirotant la moindre once de vinaigre stagnant au fond de l’écuelle, léchant indifféremment résidu de sauce, jus égaré, huile perdue sur les rebords du couvert...
Et la patronne qui surveille, épie, espionne et juge tout en mastiquant.
Le plat de résistance suit sans tarder, embaumé de vapeurs rances. C’est une marmite de patates confectionnée avec les restes de la semaine. Tout ce qui a échappé à la poubelle se retrouve ici haché-mélangé-servi-sans-chichi !
Un menu de roi pour ces gueux attitrés, non pas tant par la qualité plus que discutable de ce vague ragoût mais par son énorme quantité... De quoi caler au maximum ces ventres âpres au stockage. Les bénéficiaires de l’aubaine n’en demandent pas plus !
On assiste alors à une ripaille effrénée. Ca bâfre, ça éructe, ça jure, ça recrache et ça remange, ça se gave le gosier jusqu’à l’étouffement... Même quand ils n’ont plus faim, les plus voraces d’entre eux continuent à s’alourdir, se distendre la panse avec ce Parmentier infâme, tant qu’il en reste, tant que les autres n’en veulent plus, tant que c'est toujours le même prix pour un ou pour dix !
Pas de dessert.
Pas pour des corbeaux aussi glauques, pas pour des bêtes aussi lugubres, pas pour un tel bétail, non...
Le déjeuner englouti, chacun repart à ses occupations, les unes futiles, les autres louches, sans un mot, sans une politesse. Rien qu’avec des ténèbres dans l’âme, de l’ombre sur les fronts, de la méfiance sur les mines.
Voire de la haine envers les patates.
Certains coeurs sont pleins de médisances pour la cuisinière, de regrets de n’avoir pu manger plus et d’avoir finalement dépensé trop, d’autres sont vides de tout sentiment humain, impassibles, indifférents, battant comme bat le coeur des bovins.
Le soir ils se retrouveront tous pour le dîner qui sera fait d’on ne sait quoi mais d’où on tirera d’eux, dans le meilleur des cas, le plus exécrable qui soit.
VOIR LA VIDEO :
https://youtu.be/RPPBoRmc0LA