Comme à mon habitude, je me promenais seul dans la plaine autour de
Clinchamp en rêvassant sous un ciel de février plein d'ombre et de présages. La
tête remplie de séduisants fantômes, je m'égarais volontairement à travers bois
et sentiers pour mieux me sentir oublié du reste de la Terre. Enivré de crachin
et d'humus, j'avançais le coeur délesté de tout prosaïsme, l'âme chargée
d'images idéalisées.
Bien qu'autour de moi tout fût vide, banal, terne, partout je voyais des
prodiges...
J'étais le roi des illuminés régnant sur son royaume de solitude.
Parcourant ainsi ces étendues isolées, je savourais ma quiétude. Qui
aurais-je pu rencontrer, si ce n'est mon propre reflet dans quelques flaque
perdue ou je ne sais quel oiseau local à plumage courant, que d'ailleurs
j'aurais pris pour mes propres rêves ? Dans le trouble où je me trouvais, toute
insignifiance devenait folie, et inversement.
Cependant je fus brutalement réveillé de mes chimères par une apparition
bien terre à terre. Là juste devant moi, au détour d'un chemin, une face de loup
!
Une silhouette humaine au visage de bête, pour être plus exact.
Un homme impressionnant aux allures irréelles. Ses bottes d'ogre, ses
pognes de bûcheron et ses sourcils épais me firent l'effet d'un être surnaturel,
surgi des pages d'un livre de contes pour enfants. Cet étrange vagabond à l'air
un peu taciturne et aux traits mystérieux portait un chapeau énorme et crasseux,
tandis qu'un gros sac rapiécé tenu en bandoulière se balançait lourdement à son
côté.
La surprise passée, je le saluai. Il me répondit d'abord par un grognement.
Puis en arrivant à ma hauteur hocha le chef en me fixant avec intensité. Je me
retournai pour lui lancer :
- Où allez-vous ainsi ? Il n'y a rien à voir, rien à faire, rien à gagner
en ces tristes terres pour un visiteur comme vous.
Stoppant le pas il me dit alors, sûr de lui :
- Je passe, c'est tout.
Heureux de l'entendre me répondre, je m'enhardis :
- Vous êtes ici dans un pays de misère, savez-vous. Et vous ne lui
trouverez nul intérêt. A moins bien sûr que vous ne soyez un poète, un fou ou un
déjà mort...
Imperturbable, il abrégea la discussion d'un ton tranquille avant de reprendre sa marche :
- Je suis ici chez moi, je passe et repasserai encore. Qui me voit
me reverra encore. Mais qui ne me perçoit point m'ignorera pour
toujours.
Et il disparut dans la brume sur ces mots énigmatiques en me laissant sur
ma faim.
Nul dans le village ne sut me dire qui était cet inconnu qui semblait
hanter ces terres. Intrigué, je suis resté des mois à tenter de le croiser de
nouveau, méditant longuement sur cette rencontre en essayant de trouver un sens
sacré, symbolique ou codé aux paroles de ce pèlerin au regard de garou, à la
mine obscure et aux airs d'épouvantail...
Je pensai alors qu'il s'était simplement agi d'un pauvre hère de passage à
la raison chancelante... Et que fort naïvement j'avais pris cette luciole en
guenilles pour une étoile, rien de plus.
C'est finalement par hasard dans un bistrot du bourg voisin que je finis
par découvrir la vérité.
Certains avinés du bar croyaient dur comme fer à mon histoire. D'autres,
plus sobres, pas du tout !
Une illusion qui serait due à la désolation de ces lieux champêtres spécifiques, lesquels provoqueraient des songes éveillés sur certains esprits "fragiles" ?
Ce personnage inquiétant et admirable à qui j'avais eu affaire, aussi
remarqué qu'ignoré, était parfaitement réel pourtant, puisque je l'avais accosté, là-bas,
entre errance et brouillard, loin, si loin de tout, hors du monde... Noyé dans mes pensées, sans témoin, en état d'euphorie, à quoi avais-je donc assisté ce jour-là ?
Selon les gens de la commune rivale, cette présence fabuleuse vue depuis leur clocher à eux s'appelait ironiquement... "la
légende de Clinchamp" !
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