Dans les années 1920 vivait à Clinchamp, seul dans sa ferme un peu à
l'écart du village, Alphonse Varesle, surnommé tantôt "le rustaud", tantôt "le
costaud".
Une sorte d'ogre en guenilles aux moeurs comparables à celles d'une
authentique bête des cavernes. Un hôte des grottes en grosses bottes, tout en
pognes de fer et poils hirsutes. Fort aimable au demeurant. Mais totalement
crotté des semelles à la moustache. Un esprit enseveli sous d'insoulevables
couches de roches mentales, une caboche obstruée par des gouffres d'obscurités
préhistoriques, un crâne de granit figé par des siècles de sédiments et de
glace...
Cet animal sans nuance incarnait le recul de tous les progrès, la
pétrification des pires archaïsmes, le triomphe du marécage sur l'éther.
C'était un épouvantail musculeux modelé à la hache des pensées
rétrogrades.
Un immuable silex, un loup des temps ancestraux, un sommet de neiges
vierges, une écorce à l'état brut.
Bref, la curiosité du coin, le monstre des bois, une souche vivante aux
traits mi-sangliers, mi-chênes.
Alphonse mangeait sans faire de manières. A la mode des pourceaux. "Nul
besoin de couverts pour se nourrir", répétait-il sans cesse... Et dans le fond
il n'avait point tort. Il récupérait des quignons de vieux pain jetés aux poules
de ses voisins pour s'en faire des festins, bien installé au bord des fossés. Il
croquait encore les pommes aigres tombées depuis les charrettes dans les
chemins, buvait à pleines gorgées des litres de lait extraits à même des pis des
bovidés croisés "par hasard" dans les pâturages, se rassasiait de flopées de
pissenlits, se gavait de baies sauvages le jour ou de fraises "trouvées"
nocturnement dans les jardins des habitations alentours.
Vrai gueux mais roi de la récupération jusqu'au sordide, il ne voulait rien
laisser se perdre. Débordant de charité envers lui-même, ce qui lui tombait sous
la main disparaissait aussitôt dans sa panse. Quitte à aller piétiner légèrement
les carrés privés des autres... Mais lui, appelait cela "glaner".
Dans son garde-manger garni de mouches et visité par des rats dodus, on
pouvait découvrir des mets rustiques et consistants tels que tartes aux
grenouilles de l'étang municipal, jardinière de légumes du potager du curé et
mijotés de lapins à la braconne...
Se vêtir de vestes et se parer de couleurs ? Quelle idée saugrenue !
Raffinement absolument inutile, puisqu'il ne sortait de sa basse-cour que pour
aller courir après des crapauds plutôt que des princesses...
Des sacs à patates faisaient tout aussi bien l'affaire. Autant sous le vent
qu'à l'étable, car en toutes saisons cet épais tissu de lin l'accompagnait de ses
rassurantes rugosités dans ses aventures boueuses, résistait à ses audaces de
déraciné de la modernité.
Et qu'ils sentissent le fumier ou fussent couverts de poussière, quelle
importance à ses yeux ? Plaire à ses vaches valait mieux, selon lui, qu'agréer à
ses semblables : les trésors lactés qu'il en tirait passaient avant le
tact.
Indépendamment de ses frasques et autres habitudes discutables, notre héros
des mares et de l'humus savait comme personne mettre en valeur les richesses de
la terre, loin, très loin des vacuités de l'homme de salon aux chaussures fines.
Sous ses sabots d'indécrottable pèquenaud poussaient, en effet, les plus beaux
fruits du sillon qu'on pût voir dans toute la contrée.
Cet ours des champs à la patte verte était devenu un mythe dans ce
microcosme champêtre, mais aujourd'hui il a été oublié.
Sauf que... Lorsque je marche dans la bouse, que j'entends une génisse uriner
bruyamment ou que mes pas me mènent dans des brumes sans issue ou vers les
ombres définitives des plaines crépusculaires, là-bas à Clinchamp, autour de moi
se réveillent des parfums enfouis, surgissent des éclats mystérieux,
apparaissent des images voilées improbables... A travers lesquels je crois
discerner la silhouette énorme et extravagante de cet Alphonse fantasque, lourd
et bourru.
Et cependant aussi poétiquement peu correct qu'indirectement aérien.
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