Dans les années mille-neuf-cent-soixante-dix les anciens de Clinchamp
gardaient le souvenir d'un bossu ayant vécu à l'orée du village. Nous parlons
ici d'une histoire datant d'un temps, totalement révolu, où dans les campagnes
reculées bien des situations n'étaient pas aussi formelles ni aussi nettement
définies qu'aujourd'hui.
Il était encore possible de croiser de véritables légendes vivantes. Vêtues
de haillons ou de lustre, surmontées de chapeaux de mendiants ou bien prolongées par des cannes de prophètes... Il suffisait pour cela de s'enfoncer dans les
profondeurs obscures de la France, d'oser s'aventurer dans les recoins oubliés
de nos provinces.
Certaines localités pétrifiées dans les habitudes ancestrales, enracinées
dans les traditions, paralysées par la superstition, demeuraient délicieusement
embourbées dans un siècle de sabots et de charrues à boeufs, de fagots et de
paille, de ténèbres et de chandelles.
A cette époque, c'est-à-dire aux environs de
mille-huit-cent-quatre-vingt-dix, des semi-vagabonds vivaient vaguement en
symbiose avec la friche et l'humus au fond des bois, des poètes ermites à
moitié fous trouvaient refuge sous des toits de cabanes et il arrivait que des
masures abritassent des hôtes hirsutes et solitaires tous droits sortis de
fables ancestrales...
Un royaume intime et désuet peuplé de hiboux, de cloches d'églises, de
vieilles vestes aux odeurs de foin, de vieux chênes et de puits où des figures
imaginaires -mais peut-être aussi réelles- hantaient les nuits.
Un univers insolite, étrange et effrayant à la fois, caché mais
authentique, qui enflammait les veillées, intriguait les curieux, faisait frémir
les enfants. Et enchantait les rêveurs.
Ainsi l'homme tordu de ces terres perdues marqua-t-il particulièrement les
esprits de ses contemporains en incarnant à lui seul tous les mystères tournant
autour de ces drôles d'oiseaux haut perchés dans leur nid de plume et de
mythes.
Il roupillait parfois au bord des fossés, ivre d'azur ou de vin on ne savait pas trop... Il chantait faux et fort à la messe, récoltait l'eau de pluie
pour faire sa soupe, ajoutait des racines dans sa marmite pour améliorer sa
fricassée du dimanche, allait quérir son pain en jouant du tambour afin que
chacun sût qu'il mangeait la même miche chrétienne que les autres, rendait
volontiers service à quiconque en échange de lait de chèvre ou de gibier de
braconnage...
Ses frasques innombrables faisait tantôt rire, tantôt peur. On le voyait
surgir partout où on ne s'y attendait jamais. De fait, on le guettait à chaque
tournant ! Dans le moindre trou, sur n'importe quel sommet, dans quelque
improbable endroit on pouvait le surprendre !
Il sortait inopinément la tête de la lucarne du clocher, bondissait d'une
souche comme un lutin pour aller se rouler au milieu d'un tapis de pâquerettes,
pataugeait dans les mares en compagnie des grenouilles, courait à travers les
sentiers à la poursuite de papillons, errait nocturnement dans la sylve muni d'une lanterne rouge à la recherche d'on ne sait quelle chimère, vagabondait le jour
en quête d'herbes médicinales, glanait des trésors saisonniers dans les champs
avec, sur son dos courbé, un gros sac qui lui faisait une seconde bosse...
Personnage inoubliable qui a pourtant été effacé des mémoires depuis belle
lurette ! Les derniers a avoir évoqué son ombre difforme ne sont déjà plus de ce
monde.
Que l'on me permette ici de remettre à la lumière ce petit bonhomme farfelu
venu de la Lune ou tombé de l'aile d'un ange malicieux, dont le nom ne m'a
malheureusement pas été précisé et qui constitua un des joyaux de
Clinchamp.
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