A Clinchamp ainsi que partout ailleurs, il faut parfois protéger le sillon
fragile contre le bec affamé. C'est ainsi que certaines années, selon les aléas
des saisons, le paysage est passagèrement hanté, ici et là, par deux ou trois
ermites de bois et de foin, figés dans une posture inquiétante censée éloigner
les voraces volatiles...
Sauf qu'un jour, vers les années mille neuf-cent-quatre-vingt, dans un
champ de ce clocher situé à l'autre bout de l'Univers connu, l'on aperçut une
silhouette pas comme les autres. Un épouvantail plus vivant que nature, tout en
bras écartés et cheveux fous, à la face pénétrante et à la présence marmoréenne
!
Un fulgurant intrus planté là par un poète excentrique, peut-être. Ou bien
un artiste sublime. Ou alors un idiot au génie ignoré. Ou tout banalement un
paysan du coin. Bref, l'effrayante apparence brillait pareil à un astre noir
dans la campagne.
Avec ses airs de pantin vivant, ses allures mi-humaines mi-arbre, sa tête
de prince, ses traits énigmatiques et son regard fixant mystérieusement
l'horizon, la statue de paille en imposait. Inspirant effroi à certain,
admiration à d'autres, ce fantôme des labours apparaissait aux yeux de tous
telle une véritable personne, tant le rêve qu'il incarnait ressemblait au
réel.
On venait le voir en pleine nuit, aussi bien sous le clair de lune que sous
les plus épaisses ténèbres, comme s'il eût s'agit d'un devin, d'une auguste
figure champêtre ou d'une représentation surnaturelle. Entre légende immémoriale
et féérie intemporelle. Etait-ce un personnage doté de pouvoirs secrets ? Une
sorte de prophète silencieux aux paroles oniriques et aux présages graves ? Une
illustre compagnie aux effets fabuleux ? Comment savoir ?
Le spectre repoussait les oiseaux mais attirait à lui les gens curieux, les
enfants étonnés, les âmes profondes, les esprits légers, les jeunes filles
romantiques, mais surtout les vieillards bouleversés de retrouver ce visage de leur
jeunesse enfoui dans leurs souvenirs presque éteints... Visiblement, pour ces
derniers ce mannequin des vents était un revenant des temps anciens. Dans leur
enfance ils avaient déjà rencontré ce croquemitaine des terres cultivées et des
herbes hautes, autour de ce même village. C'est dire si cette commune est
vraiment très spéciale, bien que parfaitement inconnue du reste de la
France...
Et soixante-dix ans après, de toute évidence, leur plus lointain cauchemar
était revenu en ces lieux si particuliers de la Haute-Marne, sous forme non plus
humaine mais à travers cette effigie dégingandée trônant sur la glèbe. Eux seuls savaient qui se
cachait en réalité derrière cette ombre vive, cette flamme soupirante, cette chandelle triste. Ils avaient reconnu cet homme pour avoir
croisé sa route durant la guerre "14-18".
Réapparu ici, semblable à un seigneur vêtu de haillons, afin de témoigner sa peine, pour que nul n'oublie ses épreuves, pas même les corbeaux.
Ce que peu d'habitants n'osent croire aujourd'hui, c'est que les vieux
l'appelaient, pleins de crainte et de respect, "l'égaré des tranchées".
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