Je suis un vieux célibataire solitaire, aigri et désociabilisé.
Ma face est taciturne, mon coeur gris, mon regard lourd. Accessoirement,
mes vêtements sont démodés, troués, rapiécés. Ce qui me donne des allures de
vieux garçon rabougri, malheureux, déphasé, inquiétant...
Ce que je suis, d’ailleurs.
Et si je tire une très grande fierté de mon apparence jaunie de pauvre
chnoque miteux, c’est parce que je suis incapable de mettre mon amour-propre
ailleurs que dans mes tares et misères : elles me servent de faire-valoir, faute
de mieux .
Misogyne, colérique, frustré, haineux, je passe mes journées à maudire la
réussite des autres tandis que je bave la nuit en dormant, étant donné que ma
joue est devenue flasque à force d’avachissement physique.
Dans ma sédentarité forcée, je voyage de mauvais rêves en silences mortels
et d’errances amères en chutes implacables. Je ne bouge pas de chez moi, me
protégeant maladivement du monde extérieur.
Bien claustré dans l’ombre de mon foyer (sinistre mais rassurant), entouré
de mes murs lépreux, je coule des jours certes sans joie mais également sans
heurt. Là, je peux en toute quiétude fantasmer à n’en plus finir sur ce que
j’aurais aimé être : l’exact contraire de ce que je suis devenu.
Si je n’ai pas d’épouse, j’ai encore moins de chiens car je les déteste.
Quant aux chats, s’il faut que je les nourrisse à mes frais, ils ne sont pas les
bienvenus chez moi . Mais s’ils se contentent de dévorer les rats de ma demeure
en guise de gamelle et en échange de mes caresses, alors je veux bien de leur
chaleur. Essentiellement en hiver. Tant que c’est gratuit...
Mais pour en revenir aux femmes... Le sujet central de mon existence, à la
vérité. Même que je pourrais vous en parler de l’aube morose au crépuscule de
désespoir... Et par-dessus tout, du creux des dimanches de mélancolie sans fond
jusqu’aux brumes de l’accablement les plus denses du reste de la semaine, autant
que j’y pense, que ça me ronge, que ça me tourmente le corps et que ça me
déchire l’âme !
Nul contact avec aucune d’entre elles, après plus de cinquante années à
m’isoler sur cette Terre ! Pas même sur le plan verbal. Je sais pas y faire. Une
trouille affreuse...
Les femelles, c’est ma hantise, ma vie entière, mon drame et mon
obsession.
Mon horizon raté. Mon destin effondré. Mon ciel lointain et mes ténèbres
certaines.
J’en ai jamais touché une seule. Ni embrassé ni frôlé. Juste épié de
loin, espéré en vain... Allez pas croire que j’ai frotté ma virilité à la chair
tant convoitée. Non, surtout pas ! Faudrait être fou pour imaginer ça ! Et puis
d’abord ça se voit tout de suite que je suis vierge, misérable, assoiffé de
pluie fraîche et de ciel bleu, affamé de lumière, en train de crever dans ma
nuit : ça dégouline de ma mine oblique, ça suinte de mes traits d’aliéné, ça
transpire de ma face de ragondin radin, ça sourd de mes gestes de
balourd...
Je suis une sombre souche desséchée sans amour, sans plaisir, sans sourire,
pleine de terre noire.
Bref, je n’ai plus rien à attendre du sort. Il ne me reste que la pitoyable
faveur de mes tristes repas.
Alors, après la fuite de mes journées à broyer des idées glaciales,
j’attends chaque soir que sonne l’heure fatidique de ma soupe brûlante.
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