Avec sa mine pâle, sa claudication disgracieuse, son air abattu et ses habits tristes, la demi mendiante me héla avec une infinie maladresse tandis que je traversais la rue pour me rendre à la boulangerie.
J'avais oublié que nous étions le 1 du mois mai... Accoutumé à vivre loin de la plèbe et de ses moeurs odieuses, je me sentais parfaitement étranger à son univers imbécile et vulgaire. Et lorsque de temps à autre me parvenaient les clameurs populaires (depuis les banales manifestations syndicales de rues jusqu'aux expressions de joies crapuleuses des bals du 14 juillet), non sans une réelle satisfaction je prenais conscience de la hauteur séparant ma tour d'ivoire de ce monde misérable.
Me tendant son mauvais muguet sous le nez, la pauvresse insistait péniblement, sollicitant en vain ma générosité d'oisif avaricieux.
Avec irritation j'expliquai brièvement à la gueuse qu'en aucun cas je ne comptais dépenser quelques pièces pour un méchant brin d'herbe dont je n'avais que faire et que de toute façon j'avais besoin de mes sous pour acheter mes pâtisseries du matin dans la boutique située juste derrière son stand, enfin que toute sa personne avec ses allures d'indigente m'indisposait au possible.
Pressé d'aller acheter mes gâteaux, je laissai l'importune à ses illusions de piécettes.
En sortant du commerce, les bras chargés de trésors de raffinements au beurre frais et au sucre glacé, je croisai de nouveau la saltimbanque qui, jalouse à la vue de mon gros paquet de viennoiseries, se fit suppliante.
Excédé par les manigances grotesques de cette espèce d'analphabète cherchant à se faire apitoyer, j'arrachai rageusement ses clochettes des mains pour les lui jeter au visage ! Enfin je n'omis pas de la bénir d'un crachat d'aristocrate bien placé entre les deux yeux, qu'elle avait bruns (une roumaine sans doute), avant de m'éloigner avec morgue jusqu'au sommet de mon domicile inaccessible à la gueusaille.
Qu'il est triste ce monde où les beaux sires de mon rang, une fois l'an se font agresser dans la rue par de vilaines vendeuses de fleurs...
Je rêve d'une société plus juste, fraternelle et sans hypocrisie où les seigneurs seraient mieux respectés des va-nu-pieds.
On réclame sans cesse la compassion à l'égard des nécessiteux mais jamais on ne parle d'honorer les sybarites pour ce qu'ils sont... Eux qui ont l'heur d'avoir les paumes lisses et l'esprit éclatant mériteraient donc le mépris de la part des pauvres gens aux pattes calleuses et à la cervelle terne ? Et en vertu de quel principe souverain ?
Est-ce donc cela qu'on appelle le sens de la justice ?
En ce premier jour de mai je viens de courageusement défendre les intérêts prioritaires des gourmets sans cesse harcelés par l'infâme, étouffante et dictatoriale bêtise des laborieux.