Quand j'étais enfant à Warloy-Baillon, mes jeux
consistaient en des activités saugrenues, loufoques, hors de la raison et de
toute mesure.
Et s'avéraient dangereux parfois. (Outre mes cascades
vélocipédiques, mes escapades dans les champs minés des rebus létaux de la "14"
et mes escalades sylvestres vertigineuses, je fabriquais de véritables bombes
portatives avec des poudres explosives faites maison).
Pour moi tout cela semblait bien banal. Je vivais dans
mes normes, ni plus ni moins, sans me poser plus de
questions.
Je respirais l'air enivrant de la liberté, loin des
préjugés des adultes. Léger comme un fétu d'insignifiance sous l'azur du
printemps, aussi lourd qu'un éléphant dès que je me confrontais aux soucis des
grandes personnes, dont je me contrefichais.
Je pouvais marcher paisiblement dans la campagne le
nez dans les nuages et cependant me tenir prêt à croiser le loup, très
sérieusement. Ou bien m'endormir dans les herbes sauvages, ivre de papillons, et
m'envoler aussitôt de ma literie végétale pour je ne sais quelle aventure
forestière au retour incertain, soit maculé de boue jusqu'aux cheveux, soit sans
plus de semelles ni pensées claires, soit encore ramenant fièrement sur le dos
le cadavre décomposé d'un renard.
Telle se présentait à moi la vie. Et je la prenais
avec toute l'ingénuité de mon coeur puéril. Mais aussi avec toute l'immensité de
ma jeune âme dénuée d'oeillères.
Bête et heureux, j'expérimentais le monde avec autant
de candeur que d'esprit pseudo scientifique, n'hésitant jamais à faire des
mélanges hasardeux avec chaque enchantement de la Création qui me tombait sous
la main.
Je pouvais concevoir une "géniale" industrie ludique,
vaine et éphémère, basée sur l'alliance du sucre et du vinaigre. Imaginer une
mélodie improbable faite de chants d'oiseaux émis à travers un philtre de bave
de limace. Ou bien fabriquer un savon révolutionnaire hyper décapant en
incorporant de vagues acides pharmaceutiques à un bloc de margarine périmée...
Enfin n'importe quelle absurdité, pourvu que le résultat fût fracassant,
ignoble, merveilleux.
Même si parfois je ne récoltais qu'une décevante,
stérile, muette inertie des choses...
Bref, j'aimais allier le pétard à la
guimauve.
J'inventais sans jamais me lasser toutes sortes
d'extravagances. Livré à mes rêves sans borne, chaque jour il me passait dix
folies par la tête. Tantôt niaises, tantôt sulfureuses. Je tentais de donner
corps à certaines d'entre elles. Mais bien souvent celles-ci tombaient à l'eau,
ne résistant tout simplement pas à l'épreuve du réel. Bien que parvenu à l'âge
de raison, cela ne m'empêchait pas d'ignorer joyeusement les mécanismes de la
physique et les principes de la nature les plus élémentaires ! Nullement
découragé par mes échecs répétés, encouragé par mes rares succès de petit
bohémien illuminé, je m'ingéniais à vouloir violer les lois de la matière, à
contraindre à ma volonté le vent, les oiseaux, la Lune.
Je pensais que mon imaginaire seul faisait autorité
sur tout. Mes heures de bonheur naturel ne me suffisaient pas. Pour les relever,
il me fallait ajouter du soufre, des guirlandes, du jus de citron, du miel, de
la crème, des queues de cerise, des flammes de roses et des baisers de
vipères.
Ou même carrément, un oeuf.
Toutes ces impérieuses bagatelles, c'était mon sel à
moi.
Ainsi je pris l'habitude de placer un coco tout frais
au fond de l'une de mes bottes en caoutchouc. Et ce afin d'égayer ma journée, du
moins selon mes critères de l'époque...
Alors le bruit de mes pas devenait spongieux jusqu'au
soir. Ce qui faisait éclater de rire Raymond, un ouvrier agricole qui prêtait
beaucoup d'attention à mes singeries. Sous ses yeux, je me donnais en spectacle
sans retenue, et je sentais bien que devant lui j'avais l'envergure d'un
prince.
Plié en deux, dans la cour de la ferme il s'esclaffait
sans discontinuer ! Ses larmes de délices rayonnaient au
soleil.
En écrasant la coquille à l'intérieur de ma chaussure
pour en faire une omelette visqueuse entre mes orteils, je provoquais des
incendies d'hilarité.
Lorsque je libérais mon pied de son étreinte une fois
la plaisanterie totalement achevée, en voyant dégouliner la jaune et odorante
liqueur, j'avais l'impression qu'un ogre avait chié dans mon croquenot
!
Mais surtout, une fois rentré chez moi,
j'entendais toujours Raymond qui se bidonnait... Et je
l'entends encore, un demi-siècle après.
J'avais allumé une étoile au
village.
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