Le personnage le plus marquant de mes premières années passées dans le
village de Warloy-Baillon, après le fameux docteur Maurice Mathis, fut un
extravagant tambour superbement nommé “Michel Montagne”.
Un Everest d’outrances, de drôleries, de grotesque et de comédie humaine à
lui seul.
Ce qui au premier abord caractérisait ce zèbre se résumait à une pincée de
poudre.
En effet, cet oiseau rare prisait. Chose, il est vrai, peu usuelle mais en
soi assez anodine, pensera-t-on...
Sauf que sa façon de porter le tabac à son appendice était si étonnante, si
répugnante et si comique à la fois que chacune de ses inhalations était un
véritable spectacle, certes répétitif, mais dont nul ne se lassait. Le voir se
bourrer les orifices de l'olfaction avec sa mauvaise herbe était un enchantement pour
petits et grands, entre franc amusement et délicieux écoeurement.
Un pervers ravissement produit par ce curieux mélange de dégoût et de
curiosité pour ce rituel simiesque que nous attendions avec avidité dans la
famille.
Il plaçait d’abord sa pointe de "gris" sur son pouce. Puis dans un geste
précis et fulgurant, accompagné d'une profonde inspiration, il le projetait en
direction d’une première narine.
Et là, dès que le gros doigt chargé de ce drôle d'opium
touchait la cavité nasale, à petits coups vifs et répétés, toujours à l’aide du
bout de sa pogne, il se mettait à le fourrer frénétiquement de sorte que la
prise y pénétrât de force en dépit de la loi de la gravité s'ingéniant à contrarier son dessein car durant cette
méticuleuse et foudroyante opération, la noire cocaïne avait une fâcheuse
tendance à retomber... Et aussitôt la dose tabagique logée dans l’organe, il
répétait l’immonde cérémonial afin de combler le second naseau.
Bref, le fait de renifler sa panacée sept à huit fois par heure
s’accompagnait systématiquement de la chute d’une partie de ces particules
malodorantes sur sa veste.
Si bien qu’en permanence il arborait un paletot maculé d’une accumulation
de nicotine ayant chu de son museau depuis des semaines... Voire des mois. Cette
innommable langue brune et odoriférante barrant verticalement son habit du
dimanche, partant du col et s’amenuisant vers le nombril, était indissociable de
cet arlequin à la personnalité des plus singulières.
Mythomane sans talent mais hautement comique, nous faisions semblant de
croire aux plus saugrenues de ses sornettes, aux plus savantes de ses fables,
aux plus improbables de ses inventions ! Et cela l’agréait au plus haut point.
Il jubilait avec grande expansion, sans dissimuler le moins du monde son immense
satisfaction de constater notre (fausse) crédulité, avec force rires et frottements de mains...
Il se voulait charmeur, flatteur, spirituel. Il n'était que clownesque. Mais
à un niveau très élevé.
Il se croyait fin manipulateur, c’était lui la marionnette. Nous avions
plaisir à le voir se réjouir à un point suprême en croyant nous berner. C’était
à la fois cruel et aimable, odieux et puéril, plein de cynisme et de
bienveillance, aussi bien de son côté que du nôtre.
Il avait des prétentions professionnelles hors de ses capacités
intellectuelles, nous inventait un sort princier, un passé héroïque auprès des
plus illustres acteurs de l’Histoire contemporaine... Mais aussi une femme de
pouvoir, une progéniture nombreuse sortie de brillantes écoles, un château à
entretenir, des fréquentations dans les hautes sphères sociales...
Alors qu’il n’était qu’un pauvre hère, plus précisément un pensionnaire de
l’hospice de la commune.
En prêtant une oreille charitable (et malicieuse mais sans lui montrer) à
ses contes nous lui rendions service. A travers l’attention que nous les IZARRA
accordions à ce phénomène, il pouvait donner corps à ses folies de grandeur.
Nous étions tout à son écoute, divertis par ses histoires rocambolesques
ponctuées par ses rituelles projections d'aromate brunâtre dans le nez.
Et lui était heureux de se savoir pris au sérieux dans toute la maisonnée du médecin du bourg...
Devenu vieux, le volatile s’est définitivement envolé. Et en cette contrée
sans retour, ultime et mystérieuse où notre homme est parti, ses rêves
terrestres si souvent racontés sous le toit familial se sont peut-être réalisés
sous je ne sais quelle forme subtile et extraordinaire...
Je ne vous oublierai jamais, sacré Michel Montagne, vous qui avez semé ces
délectables graines d’orties blanches dans ma claire enfance.
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