Je me suis enraciné comme un chêne dans cette forêt sans nom, sous le ciel
de l'oubli, trop heureux d'avoir trouvé dans ce trou assez de profondeur pour me
couper de la modernité.
J'ai fait de cet océan d'ombre et de verdure mon paradis d'ermite.
Du fond de ces bois où je vis à l'ancienne, loin des vacuités du confort, à
l'écart des artifices du siècle, ignorant les chaînes de la technique qui aliène
les hommes au lieu de les délivrer, j'ai fait le choix de la radicale sobriété,
autrement dit de la fulgurante verticalité.
Depuis cette altitude d'élite où je lévite, lourdement chaussé de mes
sabots, je suis plus léger pourtant qu'un citadin banché sur le réseau
électrique.
Je préfère la chaude proximité avec les cailloux plutôt que les froids contacts avec les écrans. J'apprécie mieux la relation vivante avec les pierres que les interactions
sans âme avec la technologie. J'aime davantage la compagnie des rats contestés que celle des fats
connectés. Il est plus sain pour moi d'être entouré d'arbres de marbre
qu'encerclé d'ânes flasques. Les premiers favorisent une bonne respiration, les
seconds m'étouffent.
Non pas que je sois misanthrope véritablement, ce sont simplement mes
contemporains qui se tiennent aux antipodes de mes sommets. Ils ne parviennent
guère à me rejoindre. Dans les nues où je plane, je ne croise que des oiseaux de
haut vol : gens de plumes et autres bêtes venues de la Lune. Rien que des êtres
délicieusement célestes ! Et ne rencontre que rarement des bipèdes dignes de mon
chapeau de paille. La plupart portent des casques, des écouteurs, des masques,
des oeillères, se chargent de poids inutiles, s'embarrassent d'onéreuses
pesanteurs, traînent des enclumes de vanités. Ils sont futiles,
frileux, douillets, aseptisés, javellisés, informatisés jusqu'à la
déshumanisation.
Perdus dans leur monde virtuel, enfermés dans leur bulle mobile,
prisonniers de leurs portables, ils se croient libres, unis, évolués...
Mais ces pantins, captifs de leurs prisons portatives, sont plus seuls que moi en réalité.
Amorphes, vides et tristes, ils ne marchent plus en regardant devant eux
mais se figent soudainement en pleine rue, ou n'importe où ailleurs, focalisés par ce qui se passe sur leurs appareils, avachis contre leurs "lucarnes-à-sornettes". Et ils restent sur place, les yeux
rivés sur leurs moniteurs miniatures, englués dans les mensonges de leur univers
rectangulaire débitant des mirages en deux dimensions.
Eux les esclaves issus de la ville, moi le roi de la friche.
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