Je ne suis pas si seul que je le croyais dans ces bois. Un braconnier rôde
autour de ma demeure pour y prélever du gibier. Certes je ne le vois pas
directement mais je tombe régulièrement sur ses pièges. Discret, furtif,
invisible et insaisissable comme le vent, ce voleur de vies révèle cependant sa
présence à travers son trafic. Et il se montre particulièrement actif à en juger
par le nombre de collets que je découvre.
Le braconnage relève d'une pratique d'un autre âge, issue d'une mentalité
dépassée qui n'a plus cours en notre siècle de toutes les modernités. En fait,
voilà bien une richesse culturelle perdue, au moins à mes yeux... Comme je suis
heureux de constater qu'il reste encore des esprits archaïques pour perpétuer
cette activité jugée obsolète et cruelle !
Précisément, et contrairement aux idées faussement humanistes en vogue, le
piégeur de lièvres qui par ses choix séditieux viole les lois contemporaines
apporte en réalité de la chaleur humaine dans cette société aux règles idiotes,
rigides, froides, dictées par des hommes ressemblant à des "machines à
réglementer les moeurs".
Il me semble que des bureaucrates hors-sol, purs citadins façonnés par de
sottes théories écologiques, décident à la place des ruraux ce qu'ils doivent
faire sur leurs propres terres ancestrales et ce qu'ils doivent penser sous
leurs chapeaux de péquenauds... Depuis le sommet de leurs tours climatisées,
aseptisées, architectures utilitaires se résumant à des carrés de béton en tous
points conformes aux normes en vigueur, et dûment chaussés de leurs souliers
cirés, ils gèrent ceux qui ont les sabots enracinés dans la glèbe.
L'administration est un ogre sans coeur.
Personnellement je n'étrangle ni ne transperce les animaux, je ne les
blesse ni ne les tue de quelque manière que ce soit, mais je considère que les
carnassiers, dont les chasseurs bipèdes font partie eux aussi au même titre que
leurs inférieurs quadrupèdes, ont le droit à la parole au sein de la souveraine
nature. Et surtout ils détiennent la génétique légitimité de refermer leurs
crocs sur le cou de leurs proies. La traque des bêtes sauvages, qu'elle se fasse
au fusil ou au lacet, n'est pas qu'une affaire à but bassement et strictement
alimentaire, c'est également un fol amusement, un jeu exaltant, un plaisir
intense pour celui qui tient l'arme ou pose ses filets.
Je respecte par conséquent le tueur de la forêt et lui laisse ses prises.
Tel un fantôme, il passe et repasse aux mêmes endroits stratégiques sans que
jamais je ne le croise. Je le soupçonne d'être un bon connaisseur de la faune et
du territoire, avec de l'expérience. Une espèce de vieux paysan fûté aux us
anciens. Le dernier des Mohican botté, crotté, buriné. Un digne épouvantail de
la contrée, j'en suis sûr ! J'imagine qu'il doit connaître l'emplacement de mon
trou de renard... Peut-être un garde-champêtre en retraite reconverti dans les
passe-temps illicites...
Il me plaît à savoir que du fond de la sylve un inconnu, frère des chemins
oubliés, agit dans l'ombre à proximité de ma maison.
Je suis comme lui, indécelable sous les ramures, et je fuis les lustres de
la ville parce que je préfère vivre dans le chaleureux décor d'un terrier. En
demeurant loin des valeurs dominantes, en me coupant de tout, je ne sacrifie pas
mes heures précieuses à ce monde moderne. Celles qui s'écoulent sur le cadran de
la vraie liberté et qui ne sont pas comptabilisées sur les registres
informatisés et donc pas imposables. Mon mode d'existence dépouillé et rustique
n'entre pas dans les cadres établis.
Et pendant que l'autre braconne, je vole tel un oiseau au-dessus de ces
lourdeurs que l'on aurait voulu m'imposer. Lui et moi restons dans nos hauteurs
individuelles, nous échappons aux regards d'en bas.
Ma solitude d'ermite est une position authentiquement anti-cité.
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