Alors que je me trouvais fort éloigné de ma demeure, enfoncé en plein coeur
de la forêt, hors de toute interaction avec le monde extérieur, autrement au
milieu de nulle part, isolé à l'extrême, du moins je le croyais, je croisai un
drôle d'énergumène.
Il m'apparut au détour d'un sentier, grotesque, dans toute sa laideur et sa
vulgarité.
Il ressemblait à un sacré guignol, ou plus exactement à un foutu
croquignol selon l'idée que je m'en fais, depuis mon point de vue
partant de l'humble hauteur de mes sabots de bête des bois.
Avec ses multiples écrans fixés un peu partout sur le corps, coiffé d'un
casque surmonté d'une caméra en train de filmer, ganté et empoignant deux bâtons
en fibres de carbone (munis sur le côté de vagues feux clignotants), vêtu d'un short agrémenté de larges bandes jaunes
fluorescentes, chaussé de souliers aux couleurs éclatantes avec de l'air
à l'intérieur, ses écouteurs plantés dans les oreilles, ses énormes
lunettes-miroirs sur le nez, qu'il avait d'ailleurs percé d'un anneau, l'homme
qui se tenait devant moi n'était déjà plus un bipède.
J'assimilais plutôt cette outrance humaine à un authentique bovidé...
Accoutré comme un pantin sans dignité et de toute évidence façonné par les
pires idioties de son époque, conditionné par les vogues les plus imbéciles qui
soient, manipulé par ses nombreux maîtres, esclave consentant de tous les
mercantilismes aliénants, adepte inconditionnel de stupidités onéreuses, j'avais
en face de moi l'incarnation du parfait abruti.
Un cornichon sur pattes.
La caricature de ce que peut donner la modernité quand elle est dénuée de
lumière. La pathétique et bigarrée peinture de l'influence des médias, des modes, des
promoteurs de la pensée au rabais.
L'avachissement d'un esprit en pleine action.
Bref, un pur produit de ce siècle.
Harnaché de la tête aux pieds avec ces objets hétéroclites, bardé de ces
technologies de pointe, encombré par ces gadgets inutiles, l'être qui se présenta à moi, à la fois pitoyable et risible, sembla ahuri en me découvrant avec mon
chapeau de paille et mon manteau d'épouvantail, aussi rustique qu'un tronc
d'arbre. Visiblement, de toute sa vie il n'avait jamais eu affaire à un oiseau
de mon espèce !
Je m'adressai à l'inconnu sur un ton plaisant, mi-ironique, mi-premier degré
:
— Quel prototype branché vous êtes, dites-moi !
Ce à quoi il me répondit, ravi et rassuré de me savoir au fait des derniers
progrès techniques, contrairement à son impression initiale :
— Je suis un randonneur bien équipé, c'est vrai !
J'enchaînai, profitant de sa bonne humeur pour le titiller sans qu'il ne
s'en rende trop compte :
— Ah ! Vous vous promenez ! Toute cette électronique, ces fils, ces
instruments de mesures, ces mille précautions qui vous alourdissent, c'est donc
pour faire des pas dans la nature ? Comme vous m'impressionnez ! Diantre ! Et
puis pourquoi ce casque sur votre front ?
Lui, très sérieusement :
— Le casque, c'est pour les chutes.
Etonné, je repris :
— Pour les chutes ? Contre les chutes vous voulez dire ?
— Oui contre les chutes, si vous préférez.
— Quelles chutes ? C'est si dangereux que ça de marcher ?
— Oh oui ! C'est assez périlleux. Je dois être prudent. Le casque me
protège des glissades potentielles lorsque je marche. Je pratique une activité
accidentogène vous savez... Mieux vaut prévenir que guérir. Ce pare-chocs
crânien n'est pas du luxe !
Il me donna là la confirmation de son infinie sottise. Je fis un morceau de
route avec lui, consterné et amusé en même temps par tant de vacuité... Nous
nous séparâmes bons amis au bout d'un kilomètre. Je le laissai à ses
ânesques certitudes, sachant que sa maturité ne viendrait qu'avec l'expérience
et les décennies. Je ne pouvais rien pour lui, à mon niveau.
De retour chez moi, en allumant le feu dans ma cheminée, je repensai à
cette âme éteinte, pauvre victime des mirages et folies de la civilisation...
J'éprouvais de la peine pour ce mollusque connecté.
Le crépuscule s'achevait, le soir arrivait. Les simples bûches qui s'enflammaient
dans l'âtre me comblaient de leur divine intelligence.
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