Depuis les profondeurs du trou où je me trouve, je n'ignore pas que mon
bonheur de solitaire constituerait le malheur de la majorité des mes
contemporains. Mon confort d'ours serait invivable pour leurs normes de
caniches. En tant qu'ermite à la peau dure, mes sources de joies feraient fuir
ces citadins sensibles et frileux. Et mes plus beaux rêves équivaudraient à
leurs pires cauchemars.
Mon paradis ressemble tellement à leur enfer...
Et inversement, leurs trésors se résument à de pures futilités mes yeux. Je
vomis leurs délices, trop sucrées à mon goût. Je ne digère ni leurs écoeurantes
guimauves ni leurs flasques ivresses intellectuelles. Cette humanité
sophistiquée manque de poésie. Ces hommes sans ailes deviennent des produits
proprets, aseptisés et sottement hyper connectés. De leur côté, ces délicats
parfumés doivent assurément me taxer de puant sanglier.
Les invariables insignifiances et incessantes distractions technologiques
alourdissent les âmes de ces mondains savonnés. Tandis que mes pesants sabots
tout crottés me confèrent des légèretés d'oiseau au milieu des bois, parmi les
fleurs et la friche. Là je respire le bon air de la vie brute, authentique,
franche, pleine de saveur avec son sel et ses amertumes.
Là je décolle sous l'azur : je me sens plus aérien que jamais dans ce décor
naturel en contact avec l'essentiel. Là je vole enfin, loin des écrans
aliénants, si proche des vraies couleurs et lumières de la Création... Là je me
retrouve au sommet de mes véritables aspirations qui ne sont nullement
celles, hautement stupides et bassement matérialistes, de ce siècle
d'obscurantisme informatique.
Les adeptes de la modernité bête et méchante, enchaînés à leur progrès
technique, s'entourent de caméras de sécurité surveillant leurs domiciles à
distance, se branchent sur des instruments mesurant leurs battements de coeur et
le nombre de leurs pas quand ils se promènent... Ils se bardent de toutes sortes
d'alarmes et autres merveilleux gadgets leur indiquant au mètre près où ils se
trouvent sur le globe... Pour ne pas se perdre géographiquement parlant, alors
qu’ils sont déjà déboussolés dans leur tête, leurs repères étant virtuels et
non plus réels.
Ils régressent ainsi dans la prudence et les protections en tous genres
jusqu'au ridicule, s'atténuent dans la frilosité jusqu'à l'indignité, se
diminuent dans la réduction des risques jusqu'à l'absurde... La surprise
n'existe plus pour eux. Ils savent déjà le temps qu'il fera le lendemain, sûrs
de la fiabilité de leurs "applis".
A force de se focaliser sur leurs appareils mobiles et de ne voir le monde
qu'à travers ces lucarnes portables qui les vident de leur sève humaine, ils
oublient d'aller se brûler à la flamme des choses et des êtres, de se laisser piquer par les
orties, de s'écorcher les doigts contre les épines, de se jeter dans le feu de
l'orage et de trembler d'amour sous le tonnerre d'un oui ou d'un non !
Réfugiés dans leur bulle insipide, ils portent des casques, contractent des
assurances, filment leurs anniversaires de veaux pour les montrer au reste du
troupeau tout en floutant les plaques d'immatriculations de leurs propres
voitures... Ils ont des exigences de limaces, des désirs d'ovins, une morale de
pantins. Leur sort est calculé, réglé, prévu.
Et pendant qu'ils s'étouffent dans leurs prisons enfumées d'illusions, je
m'aère dans les herbes folles.
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