La réalité du "temps carcéral", comme disent pompeusement les psychologues
qui ne savent rien dire d'autre, ressemble à un océan qui n'en finit pas de
s'étendre et qu'il faut cependant traverser jour après jour, heure après heure,
pas après pas. Vues du côté du détenu, ces années d'incarcération agissent
pareil à un patient processus d'obscurcissement des pensées qui de déprimes en
confusions efface certains souvenirs.
L'ombre définitive de la cellule, ou plus exactement son éclairage
permanent, blanchit les vieux rêves, fait pâlir les anciennes passions, édulcore
les images du passé. Les couleurs du bonheur révolu s'estompent, l'éclat des
roses perdues devient une peinture fade, les visages tant aimés sous la lumière
crue de l'été prennent les traits inexpressifs des masques ternis. Du fond de ma
geôle, je revois une partie de ma vie sans plus aucun relief, délavée,
refroidie.
Certes, des vestiges de ma jeunesse demeurent encore intacts, clairs et
vivants dans ma tête. Mais beaucoup d'autres se sont envolés sous le poids des
barreaux. Eloignés de moi depuis déjà bien longtemps, ils voguent désormais tels
de vagues nuages au-dessus de mon trou de neuf mètres carrés. Ils restent en
suspension dans une sphère quasi inaccessible, aux antipodes de mon quotidien de
fer et béton.
Je ne me souviens que de formes informelles, de vents imprécis et de vaux
voilés de brume, de chemins évasifs et d'horizons approximatifs.
Des flammes mourantes remontent en moi : je n'en perçois que des reflets
incolores. La poussière de la prison ayant fini par recouvrir ma mémoire d'un
tapis de grisaille, je vois à présent tout trouble. Ce qui fut jadis des mots de
feu résonne maintenant entre mes quatre murs aussi pauvrement que des murmures.
Les matins illuminés d'hier m'apparaissent aujourd'hui semblables à de tristes
crépuscules. Les amis que j'enlaçais autrefois s'apparentent à des braises soit
lointaines, soit éteintes. Le gouffre de l'interminable détention fait oublier les sommets de la
liberté.
Tout n'est qu'étoiles mortes dans mon ciel de solitude.
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