Faits rarissimes, il m'arrive de croiser des bipèdes aux alentours de mon
repaire. Notons que pour parvenir jusqu'à proximité de ma cachette, lieu
improbable situé au bout de tous les chemins perdus, et même possiblement plus éloigné que la Lune, il faut nécessairement être un drôle d'oiseau. Seuls les fous
échappés des agglomérations s'égarent jusqu'à mon refuge d'arbres et d'ombre.
Ce qui fut exactement le cas l'autre jour.
Alors que je parcourais tranquillement la forêt, je vis apparaître en face
de moi un insensé énergumène tout droit sorti d'une affiche du "guide du
routard". Frêle et hirsute, il portait un sac à dos. Grand et maigre, il
ressemblait à un Sadhou de l'Inde. Les épaules voûtées et le geste nonchalant,
on aurait dit un long singe paresseux. Décidément, la caricature qu'il incarnait
ne se démentait pas !
Il avait les traits tendres et la mine ahurie, la peau toute pâle et la barbe
christique, les orbites creuses avec le regard dans le vague. Une sorte de
hippie de centre-ville en quête d'absolu, un osseux et crasseux gugusse parti à
la poursuite de ses chimères d'idéaliste, une espèce de traîne-savate des cités
naïvement épris de la friche et autres mauvaise herbes qu'il devait confondre
avec de doux brins de paille...
Bref, un énième hurluberlu urbain victime de l'appel de la nature... Ou du
moins, d'une nature déformée, proprette, hors-sol, revue et corrigée par des idéologues depuis le dernier étage de leur tour déconnectée du réel.
Pour le dire plus simplement, j'avais affaire à un écolo.
Lorsqu'il me découvrit tel que je suis avec mes sabots à l'ancienne, mon
chapeau troué et mes habits d'ermite, je lus de l'admiration dans ses yeux. Je
suppose qu'il crut voir en moi un sage des fourrés, un messie de la sylve, un
philosophe de la verdure...
Nous échangeâmes quelques paroles et très vite ses propos délirants me
confirmèrent mes impressions à son sujet. Je venais bel et bien de rencontrer un
oisillon citadin farci d'illusions. Mais tombé trop bas de son nid artificiel, à
en perdre le sens des réalités... Il mourait d'envie de visiter mon antre,
s'attendant à pénétrer dans une scène de théâtre, un endroit choisi orné de pures merveilles, une caverne paradisiaque, lisse, aseptisée, rutilante et joliment agrémentée d'attributs esthétiques en vogue, autrement dit un décor idyllique correspondant en tous points à ses rêves puérils...
Le choc fut à la hauteur de son utopie.
Est-ce surtout ma marmite de vieille sorcière couverte de suie qui l'effraya en particulier ? Ou bien les chapelets d'oignons suspendus au-dessus des tas de fagots, loin de ses normes hygiéniques de bobo policé ? Ou peut-être mes sacs en jute pleins de pommes de pin gisant salement dans la pénombre comme d'inquiétantes masses informelles susceptibles d'abriter quelque germe allergène ?
Toujours est-il que, prétextant une subite urgence administrative à régler qui lui revenait prétendument en mémoire, il s'enfuit promptement de chez moi.
Est-il besoin de préciser que ce vert écervelé de la ville ne réapparut pas de sitôt sur mon territoire de reclus ?
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