Les gens du coin disent que je suis un "dévoreur d'enfants". Certains
m'appellent également le "bouffeur de vaches". En réalité ils savent bien que ne
fais de mal à personne. Je suis même le compagnon des rats des champs et le
frère des spectres de la nuit. Mais il se trouve que j'ai une apparence à faire
peur aux anges et aux notables de la ville, tant de près en arborant ma trogne
de loup et mon chapeau rapiécé que de loin en jouant de ma silhouette
ogresque, de mes allures augustes, de mon ombre fabuleuse... Conscient
d'impressionner mes contemporains, je reste naturel. Pas besoin de forcer les
choses, tout vient à point.
Je ressemble à une souche, à une écorce, à un caillou. Si ma peau est dure,
mon coeur l'est davantage ! Je ne fais pas dans la dentelle en règle générale.
Telle une authentique bête des bois, j'ai adopté depuis longtemps les moeurs des
ours, les délicatesses des sangliers et les habitudes des hérissons : j'embrasse
avec rugosité, enlace de toutes mes épines, aime comme un vieux chêne.
Avec moi ça pique toujours. Ca râpe et ça gratte, il est vrai. J'ai la
gueule d'un croqueur de pierres et l'épiderme d'un phacochère. Est-ce ma faute
si mes amis sont si douillets ? Ils sentent le savon et les gentillesses du
dimanche tous les jours de la semaine, tandis que ma vieille carne de coureur
des campagnes répand l'odeur du foin et du mystère à longueur d'année !
Je ne suis guère d'une compagnie facile. Avec mes grosses bottes de
croquignol champêtre, mes manières ancestrales et ma face burinée de bûche, il
faut m'apprivoiser avant de me faire asseoir dans les beaux salons... Mes
courtoisies sont celles des chardons. Et si on me présente un plat raffinée de
roi ou une lourde marmitée d'épouvantail, j'avale l'un et l'autre sans façon.
Pour mon gosier aussi profond qu'un puits, tout est bon !
Je fais systématiquement honneur à la table de mes hôtes.
On me regarde souvent de travers au début, puis avec intérêt.
En apprenant à me connaître, les âmes frileuses changent d'avis à mon
sujet. Bien des femmes rêvent de mes rudes étreintes de seigneur des fourrés, je
le devine dans leurs yeux enflammés. Surtout les bigotes célibataires qui en
voyant ma barbe de légende tentent avec plus ou moins de bonheur de déployer
leurs douteuses séductions, les épouses honnêtes se contentant de frémir en
écoutant mes histoires...
Je ne passe pas inaperçu dans le paysage local : lorsque je frappe aux
portes en quête de pain et de feu, on me reçoit soit en petits souliers, soit en
grandes pompes, moi le vagabond inopiné arrivant de tous les horizons.
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