Depuis trente cinq ans Gérard Flasquelle vivait une histoire d’amour au beau fixe avec sa télévision.
Dés l’âge de 25 ans il avalait tous les programmes débités du matin au soir par son écran, solennellement avachi sur son lit. Cette couche qui lui servait tout à la fois de lieu et de mode de vie, véritable station de pilotage de son existence passive dédiée au dieu télévision, c’était sa bulle, son cocon, son univers.
Sous curatelle, incapable de se prendre en charge, assisté en tous points, son unique souci se résumait à choisir ses émissions, naviguer de chaînes en chaînes de l’aube jusqu’à la porte de la nuit où l’attendait un sommeil bien mérité.
Son sort réglé par les services de l’Aide Sociale, ses repas préparés par les agents de l’administration, ses allocations assurées par l’Etat-providence, il menait une vie de rêve, selon ses critères.
Il ne se posait nulle question sur l’avenir car son destin, pensait-il, était scellé. Pour sa plus grande satisfaction. Un horizon sans nuage, sans surprise, invariable lui faisait face : l’azur rassurant et léthargique diffusé par son récepteur lui ôtait toute réflexion de la tête et toute angoisse du futur.
Jusqu’à ce que deux événements simultanés, aussi improbables qu’inconcevables surviennent : la panne de son téléviseur et l’entrée du pays dans un long confinement sanitaire !
Le même jour, une catastrophe et une peccadille.
A ses yeux la calamité se rapportait évidemment à l’extinction accidentelle de son firmament artificiel. Et, en sa qualité d’inactif pris en charge par la société, la paralysie de la France nourricière lui importait infiniment moins, encore peu conscient de l’impact de ce “détail” sur son confort...
Il ne demeura pas longtemps insensible au ralentissement économique du reste du monde : soudain isolé, victime de la pénurie du personnel de l’aide sociale astreint aux impératifs du confinement, il se crut abandonné, oublié...
Et même, ne se sentit plus exister en tant qu’improductif à la charge du système !
Et se retrouva par conséquent seul avec cet immense carré noir et silencieux sur le mur.
Seul avec le cadavre de son poste de télévision.
Dés les premières heures de la quarantaine, poussé par la nécessité, il prit la décision héroïque et désespérée, quoique vaine, d’aller quérir un réparateur. C’est à dire mettre le nez dehors, se confronter à la rue, aux gens, au réel en somme. Et ceci, après une éternité passée dans la virtualité, l’irréalité, le rêve éveillé à gober les mirages et paillettes émis par son soleil de toc.
Se forcer à sortir de son coma volontaire pour aller faire réparer sa télé : son but décisif en ces circonstances extrêmes.
Bref, une entreprise aussi folle qu’aléatoire pour lui qui n’avait quasiment jamais quitté son asile d’inertie, de tiédeur et de mollesse.
S’arrachant vaille que vaille et non sans lamentations de son matelas sécurisant, il partit donc chercher du secours, se dirigeant instinctivement vers le centre-ville, là où selon lui se concentraient toutes les compétences humaines susceptibles de résoudre son impérieux, crucial, fondamental problème. Précieuses aptitudes pragmatiques et techniques qui, du fait de sa très haute, très experte expérience en inactivités, lui faisaient totalement défaut, on l’aura deviné...
Mais en ce jour exceptionnel de claustration de la population, il se retrouva comme un ermite en plein désert.
Perdu, désorienté, contrarié à l’idée de devoir s’assumer dans ses moindres gestes du quotidien, il ne sut que faire.
Alors il s’en retourna vers son antre désormais privé des lumières factices émanant des programmations, retransmissions, publicités, jingles...
Sa tanière ne s’illuminait plus de ces habituels reflets criards et fulgurants projetés par ses émissions favorites, c’est à dire des plus insignifiantes aux plus stupides, attendu qu’il ne regardait jamais d’oeuvres intelligentes.
Afin d’échapper à l’horreur de sa situation, il se fit son propre cinéma. Il n’avait pas le choix. Il dût se débrouiller tant bien que mal pour se ravitailler, faire sa cuisine, gérer ses affaires domestiques mais surtout, surtout et avant tout... Pour trouver une échappatoire à son écran hors service, vide de présences, de bruits et de fureur.
Alors, prenant la place des gens mis à son service jusqu’à la veille encore, il passa ses journées dans son jardin à cultiver, entretenir, arroser, biner, bêcher, récolter. Au bon air pur, sous le bon Soleil, au contact de la saine et revigorante nature. Même si c’était en réalité un véritable supplice pour lui... Juste un moindre mal, une diversion à sa douleur de ne plus pouvoir passer ses journées volets clos devant son appareil allumé en permanence.
Et puis arriva enfin la délivrance de cette épreuve sans nom, au bout de deux mois.
Au déconfinement, tandis qu’avec soulagement tous ses compatriotes autour de lui recommencèrent à s’activer frénétiquement, il put se faire dépanner, reprendre sa position étendue et se re-gaver d’images générées par son “puits à inepties” ressuscité...
Son paradis d’assisté social retrouvé, Gérard Flasquelle retourna, tel un naufragé radieux de notre civilisation, après cette éprouvante parenthèse de deux mois, à son destin d’éternel et heureux confiné.
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