Je connus Marcel par un jour de rien du tout. Une journée tuée à tourner en rond dans une heure creuse à perdre.
Je marchais sans but, il cheminait dans le vide.
Moi, avec des idées vagues dans la tête.
Lui, avec pour tout bagage le néant de sa vie : une énorme bulle d'air comme fardeau.
Il passait là, par habitude ou par hasard, quelle importance ?
Je lui demandai le nom de ces minutes mortelles sur le cadran de l'ennui. Il me répondit que le temps qui passait était anonyme à ses yeux, étant donné qu'il n'avait simplement pas de montre sur lui... Je souris en entendant ce philosophe de caniveau.
Marcel, en effet, un pauvre type d'apparence insignifiante, béret sur le front et mégot mouillé pendouillant sur la lèvre, avait l'air d'un mur.
Ou d'un lampadaire éteint.
Un être sans lumière, sans histoire ni envergure, au premier abord parfaitement dénué d'intérêt.
Je me pris d'amitié pour cet homme invisible, curieux de savoir ce que pouvait recéler ce vase plus terne qu'une motte de terre... Fleurs séchées ou patates d'or ? Ronces dorées ou roses effacées ? Je voulus connaître les secrets de cette ombre croisée dans la rue entre l'imprévu et le nulle part.
Mais Marcel avait bien peu de choses à me dire à la vérité. Des banalités sur son existence fade, morne, solitaire. Sa platitude générale était pour moi un vrai mystère.
Il aimait boire son coup au bistrot, traîner dehors, revenir végéter près de son verre... Il regardait les gens aller et venir autour de lui, attendait que le soir arrive pour avaler sa soupe à horaire fixe, se levait le matin pour recommencer les mêmes gestes, meubler les mêmes lieux ordinaires, bref remplir silencieusement les espaces minuscules de sa mince présence sur cette planète...
Cependant à sa moue désabusée il semblait avoir conscience du peu de place qu'il occupait ici-bas mais ne demandait rien pour lui-même. Comme s'il espérait que tout fût fini, de bars en trottoirs et de langueurs indéfinies en soupers réguliers.
Avait-il des rêves ? Des désirs grandioses, des aspirations magnifiques ?
Marcel parlait pour ne rien dire, ne montrant que des aspects prévisibles de sa personnalité incolore.
Au fil des mois j'échangeais avec lui des moments que j'aurais voulu exceptionnels au zinc de son café habituel... Malheureusement je ne parvenais jamais à lui faire dire autre chose que ce que j'avais entendu la veille et qu'il répèterait le lendemain. Des bêtises sur la politique, le beau temps, le chien du voisin, le prix de l'essence...
Il ne cherchait nullement à briser sa routine.
Jusqu'à ce qu'il meure dans l'indifférence du monde.
Ca fait des lustres qu'il est parti pour un ailleurs que l'on dit plein de promesses...
Sur sa tombe, commune, même son nom passe inaperçu : Marcel.
Marcel Levent.
VOIR LA VIDEO :