Il s’appelle Marcel mais lui il dit “moi” en se désignant.
Dans sa tête primaire ce simple “moi”, cela signifie en réalité beaucoup de concepts, de sentiments, de rêves ou d'espoirs informulés : “Marcel, 55 ans, travailleur agricole, dur à la tâche, sur Terre pour labourer, aime pas causer, vit loin des autres”.
Mollesses et rigidités, froideur ou humanité, amour ou misère affective sont pour lui des non sujets, des faux problèmes qu'il estime indignes d'être évoqués.
Tout est rentré en lui.
Entre le vide et le plein, la boue et le ciel, la glace et le soleil, quelle différence ? Ces "abstractions" sont égales depuis son point de vue...
Célibataire, solitaire, allergique à toute communication (les rapports humains ne sont à ses yeux que “pure perte de temps”), Marcel trime depuis son enfance pour économiser.
Pas pour dépenser non, juste pour la satisfaction d’amasser des biens sans en jouir autrement que par l’idée de les avoir amassés. Jouissance que ne peuvent pas comprendre les gens de la ville et qui est tout le sens de son existence.
Il est sale et ses manières sont grossières. Il n’a aucune éducation. Le minimum d’instruction : juste ce qu’il faut pour que tourne son affaire, pas plus. Surtout pas ! Pour lui tout ce qui n’a pas de lien avec son travail ne vaut rien et n’est qu’énergie gaspillée.
Il considère l’hygiène, le confort, la finesse et la courtoisie comme des bagatelles citadines dont il s’est toujours avantageusement passé dans sa vie de “moi”.
Lui, c’est courber le dos dans les champs qu’il aime. Ce sont les senteurs de la terre, l’odeur du fumier, l’odeur de sa fortune intacte qui l’intéressent. La société en dehors de sa vision étriquée lui est chose étrangère.
Lui, c’est courber le dos dans les champs qu’il aime. Ce sont les senteurs de la terre, l’odeur du fumier, l’odeur de sa fortune intacte qui l’intéressent. La société en dehors de sa vision étriquée lui est chose étrangère.
Il abat sa besogne comme une brute, sans penser à quoi que ce soit d'autre. Persuadé que “penser c’est bon pour les fainéants ”, en presque cinquante ans de labeur acharné il s’est constitué un solide capital. Qu’il n’a guère entamé.
L’épargne pour l’épargne.
La partager ? Il préfèrerait mourir ! Tous les hommes sont des étrangers, des inconnus, des ennemis, des importuns.
Certes il est en manque de présences féminines (de “femelles” comme il les appelle) au fond de son fol exil d’épargnant hargneux... Aussi, une fois tous les cinq ou dix ans environ, lorsqu’il en voit passer une, égarée aux alentours de sa ferme reculée, il court vers l'infortunée pour, sans un mot (la parole est superflue selon lui) la tâter et éventuellement tenter de l’outrager.
Heureusement il n’y parvient jamais, ses proies imprudentes prenant vite la fuite à la vue à cet ours grognant.
Marcel regarde les femmes comme il regarde ses vaches.
Mais bref, l’essentiel pour cet ermite insensible, c’est le boulot.
L'ouvrage, la peine, la sueur, c’est ce qui occupe ses jours depuis sa tendre jeunesse. Qu’il n’a jamais eu tendre d’ailleurs : d'après sa conception du monde, la vraie tendresse c’est plutôt l’argent.
La grande consolation de son sort de bête humaine, c’est ses “sous de côté”.
Il ignore s’il est heureux, il s’en moque, ne cherche pas à le savoir, cela ne fait pas partie de ses pensées.
Il ne désire rien de plus, ne sait rien faire d’autre, ne fait rien pour changer. Il n'est né que pour “enrichir son capital”.
C’est à dire bosser, turbiner, en baver.
Tout le reste est futilité pour "moi".
Tout le reste est futilité pour "moi".