Je suis la dernière branche d’un chêne brisé aux racines aussi
lointaines que les premiers rois de France. J’incarne les spectres d‘un passé
enflammé, siècles révolus pleins de tonnerre, de prières douces et de vins
rares.
Dans mes artères de vieille souche racornie flue un ciel liquide. L’azur
aigre, vif et élitiste des gens de haute naissance. C’est l’humeur vinifiée de
la noblesse. La sève royale des âmes de grande race.
Ce sang bleu qui blanchit mes nuits sans chauffage, gèle mon coeur exigeant,
glace mes souvenirs d’enfance, brûle mes pensées sombres, bleu et presque noir
telles les terres mortes de mes ancêtres morts, ce sang bleu disais-je est ma
vraie richesse de vieil aristocrate au bord du tombeau, à deux doigts de rendre
ses os à la poussière.
Je n’ai plus un sou mais qu’importe ! Je suis avaricieux à m’en rendre
malade et lorsque j’étais fortuné, il y a bien longtemps, j’étais déjà osseux
comme un ladre à force d’emprisonner mon argent jour après jour, pièce après
pièce. M’abstenir de consumer mes biens est une jouissance extrême pour un
comptable de mon rang. J’aime économiser mon souffle, épargner mon bien-être,
retenir ma vie, calculer les détails, ne pas dépenser trop d’amour. Avec mes
haillons d’un autre âge, ma dentelle mitée, la cendre sur mes doigts arides et
mes bottes héritées de mes aïeux, je ressemble à un corbeau au bec sec et
cassé.
En réalité je me sens un vieux rat de campagne occupé à gratter les recoins
de caves, en quête d’ombres et de graines amères à dégûster solitairement en
rêvant du réveil d’astres éteints depuis mille ans.
Une âme charitable accepte, à titre gracieux, de me servir afin de
soulager mes vertèbres douloureuses et causer pour égayer ma solitude de hibou
taciturne. Elle astique mes effets et prépare mes repas. C’est un bien joli
tendron que je traite ainsi que mes anciennes domestiques : avec condescendance. Ses élans de charité ne m’empêchent point de lui adresser mes
plus cinglants reproches. Lorsque je l’estime nécessaire et impérieux.
Ainsi, un soir la godiche renversa la soupe à terre : pour ce crime je dus la châtier. Elle reçut le cuir sur les reins. Fouettée de mes propres mains.
Ainsi, un soir la godiche renversa la soupe à terre : pour ce crime je dus la châtier. Elle reçut le cuir sur les reins. Fouettée de mes propres mains.
Je déployai une vigueur remarquable dans cette tâche rédemptrice. Ma foudre sur la gueuse s’abattit avec tant de force qu’elle paya sa maladresse au prix du sang.
Le lendemain ma servante me fut revenue plus docile, plus contrite, moins
maladroite.
Et mieux éduquée.
Depuis cet incident je châtie régulièrement ma bonniche, lorsque ses
manquements le justifient. En la fouettant de la sorte, je mets du baume sur mes
propres blessures. J’allume la souffrance sur cette plébéienne fautive pour
éteindre un peu ma douleur car c’est une grande misère pour un seigneur-né que
d’être privé de ses droits, déchu de ses privilèges. J’aurais pu régner en
maître absolu sur le fief que me destinait l’Histoire si celle-ci n’avait pas
été décapitée en plein élan, assassinée par 1789... Avec revanche et sans la
moindre pitié je cravache non seulement une coupable qui le mérite, mais
également, flagelle le sort, punis le destin, fustige ce siècle.
Du fond de ma vieillesse je peux ainsi apaiser, fugacement, les échecs,
contrariétés et amertumes de mon existence de hobereau retiré du monde.
Corriger les travers des sans-particule, voilà une flamme qui depuis
toujours me dévore ! Je mets tant de feu dans ce dessein, ma résolution innée à
redresser les torts des uns et des autres est si sainte, si féroce, si
juste... A la seule idée de bastonner la gueusaille, une verdeur soudaine fait
refleurir ma face d’ordinaire si blafarde.
J’ai l’impression de rajeunir de trois cents ans à chaque fois que
j’écorche le dos de ma bonne, me berçant de l’illusion d’être plongé dans
mon époque, enfin...
En dehors de ces distractions innocentes du vieil âge je passe mes journées
à tendre des pièges à mes amis les rats. Eviscérés par les crocs d’acier, je
leur trouve des grâces subites. Et même parfois des charmes plus gastronomiques,
par temps maigres.
J’attends que pour ma délivrance d’exilé du temps s’ouvre la tombe. Avec
morgue, fuir ce monde où nul ne s’incline devant mon nom à rallonge et ma
perruque enfarinée. Entrer dans le caveau les dents serrées mais la tête haute,
plonger dans les profondeurs de la nuit afin d’y trouver, par-delà l’outrage de
la charogne, le voile de la matière, à une distance infinie de l’injure républicaine, des mensonges et
artifices d’une époque scélérate, l’éclat d’un soleil nouveau, les merveilles
d’une couronne rétablie, la vérité d’un royaume éternel dans lequel jamais plus
on ne tranchera la tête d’un roi.
Je suis un vieil aristocrate en bout de chemin, un hère à l’ère terminée, un égaré à l’air terminal et mon cadavre de ragondin guindé emportera avec lui ses plus chers chardons.
Je suis un vieil aristocrate en bout de chemin, un hère à l’ère terminée, un égaré à l’air terminal et mon cadavre de ragondin guindé emportera avec lui ses plus chers chardons.
Les épines aiguës de mon coeur perceront ma stèle.
Je vous maudis tous et Dieu me pardonne !
VOIR LA VIDEO :
https://youtu.be/1Sj1scSAHck
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